Zokiki - Une « délinquance juvénile » imposée ?
Pétion-ville, HAITI, 6 novembre 2012 – Malgré une offensive lancée contre le phénomène appelé « zokiki » l’année dernière, cette série d’activités est loin d’être éradiquée. Par souci de générer le maximum de profits, propriétaires, locataires de boîtes de nuit exploitent des jeunes de moins de 18 ans qui continuent de fréquenter les établissements où l’on consomme de l’alcool, de la drogue, et en général où toutes sortes d’activités sont possibles. Et les jeunes, abandonnés dans une société qui ne tient pas compte de la nécessité pour eux d'avoir des activités de loisirs, tirent profit de cette situation de laissez-faire.
Mademoiselle Marie Pierre, une adolescente de 15 ans de Pétion-ville, l’affirme fièrement.
« J’y vais toujours [au « zokiki »]. Chaque fois, je me maquille de façon très pointue et je m’habille ‘en zokiki’, expression qui signifie ‘s’habiller presque nu’ », dit-elle à Ayiti Kale Je (AKJ), qui a réalisé une enquête de deux mois sur le sujet. « Le seul commentaire que je puisse faire concernant cette lutte contre le phénomène zokiki, c’est qu’il n’y a pas vraiment de lutte. Il n’existe pas. Je le dis, parce que quand je suis dans la rue vers les minuits et que je rencontre les policiers, ils ne disent rien ! »
Le phénomène connu par le nom « zokiki » et apparu récemment dans la société urbaine haïtienne, regroupe un ensemble d’activités de « délinquance juvénile » appelées aussi, « After-school » ( « après l’école » en anglais) et « ti sourit » (« petite souris» en créole haïtien).
Ces activités ont vraiment décollé après le séisme de 12 janvier 2012, et pour plus d’un, elles représentent le point culminant de la désintégration du tissu social, moral et culturel constatée au sein de la jeunesse haïtienne. En effet, bon nombre de jeunes au dessous de l’âge de la majorité s’adonnent à l’alcool, la drogue, au « strip-tease » et surtout à des pratiques sexuelles non appropriées à leur âge. L’âge de la majorité est fixé selon l’article 16.2 de la Constitution haïtienne de 1987 à 18 ans. (Cependant, implicitement, la loi haïtienne reconnaît l’âge de consommer l’alcool à partir de 16 ans.)
Photo : Evens Louis
La prolifération de « zokiki » est liée à la désagrégation de la société haïtienne d’après le psychologue Professeur Lenz Jean-François.
«La désintégration arrive quand une société atteint une période où elle est en perte de sens », explique le professeur, qui enseigne à l’Université d’Etat d’Haïti. « Cette même désintégration construit les jeunes soit par rapport aux modèles qu’on leur offre, soit par rapport à la société où tout est permis… Du coup il n’y a pas de valeurs communes. Tant que nous vivrons dans une société où c’est chacun pour soi, ce sera comme si on est seul… C’est ce qui me fait penser que le phénomène de ‘zokiki’ est un indicateur du mode de vie des jeunes. Il nous informe sur la condition humaine des jeunes. »
Les autorités agissent
Même si les autorités ne comprennent pas les origines de « zokiki », elles sont conscientes du phénomène et ils on réagi.
« Nous sommes au courant en tant qu’institution chargée de protéger les enfants », admet Jean Gardy Muscadin, le Commissaire principal de la Brigade de la protection des mineurs de la Police Nationale d’Haïti (PNH).
Tôt dans l’année 2012, une offensive est lancée afin de contrarier le phénomène, par la BPM et l’Institut du Bien être social et de Recherches (IBESR). Peu de temps après, le Commissaire du gouvernement Jean Renel Sénatus s’ajoute à la liste, en dotant le parquet d’une section spéciale traitant les affaires courantes relatives aux enfants. Ses actions lui ont valu le surnom « Commissaire ‘Zokiki ’ ».
En janvier 2012 seulement, pas moins que 64 personnes « avaient été appréhendées en flagrant délit d'orgies sexuelles, de strip tease et de consommation de drogues dans des clubs et des maisons closes de Port-au-Prince, Delmas et Pétion-ville », d’après le journal Le Nouvelliste le 1 février 2012.
Dans une interview exclusive avec AKJ, l’ancien commissaire explique que, en plus de poursuivre et faire la « répression judiciaire » contre les criminels, « mon travail consiste également à protéger les groupes vulnérables de la société. »
Parlant de son accent sur le « zokiki, » il continue « cette petite innovation que j’ai apportée au parquet montre à la population que le commissaire du gouvernement est un avocat qui défend la société au même titre que n’importe quel autre avocat… Quelque soit le titre d’une personne, pourvu qu’il exploite un enfant, n’importe où, n’importe quand, on peut l’appréhender. »
Cependant, l’ancien commissaire reconnaît que l’arrestation n’est pas suffisante, parce que le secteur [de club] est « livré à lui-même. »
« Pour assurer le fonctionnement d’un night club, il suffit seulement d’avoir une patente de la Direction générale des impôts (DGI). Dans ce cas, la mairie n’a aucun moyen d’inspection pour s’assurer du respect des normes, » dit-il.
Il finit par dire : « Notre défi se révèle plutôt un problème de moyen pour le travail… Si j’avais tout le pouvoir nécessaire j’aurais forcé tout le monde à respecter la loi. Parce que sans discipline aucune institution, aucun pays, personne ne peut avancer. »
Mais l’ancien commissaire n'a aucun pouvoir maintenant. Le 27 septembre, il fut soudainement retiré de son poste par le Ministre de la justice pour une prétendue « insubordination », une accusation et une action qui ont provoqué des critiques.
Cartoon dans Le Nouvelliste le jour Sénatus a été congédié.
La police n’a ni « pouvoir » ni « moyens » d’intervenir, non plus.
« Nous n’avons aucun moyen pour contrôler ce secteur. Nous n’intervenons que sous la base d’informations venues de la population », déclare le Commissaire Muscadin.
Les clubs « zokiki » et les « party house » partout
Pas étonnant, alors, qu'une mini-enquête d’AKJ a révélé de nombreux endroits pour participer dans des activités « zokiki », et de nombreux jeunes trop heureux de discuter de cette activité.
« Je ne peux dire que le commissaire a tort. Je pense qu’il devrait s’informer. Car, je connais des enfants de moins de 18 ans qui vont encore dans les boites de nuits. Moi, j’y vais toujours ! », témoigne Mademoiselle Marie Isabelle Saint-Etienne, une adolescente de 17 ans.
AKJ n’a eu aucune difficulté à trouver des clubs. Level One / Escape est dans la zone de Jacquet. Il y a une piscine. Une nuit récente, des jeunes fumaient des cigarettes et de la marijuana, des autres buvaient, certaines filles étaient très légèrement vêtues. Il n'y avait personne à la porte pour vérifier s’ils sont majeurs ou non.
Ci-dessus, le Level One / Escape club dans la zone Jacquet de Pétion-ville.
Le club se trouve en face d'une école, ci-dessous. Se griffonne sur les murs
des graffitis « zokiki ». Photos : Evens Louis
Mademoiselle Pierre, 15 ans, dispose de nombreuses options. « Je vais parfois au Club D, ou Xtrême Dynamique. Ou, je vais dans des ‘’Ti sourit’’ à Peguyville », raconte-elle. « On me permet d’entrer sans jamais me demander de pièce d’identité ».
Extrême Dynamique club in Pétion-ville. Photo: Evens Louis
Parmi les personnes interrogées AKJ n’a trouvé aucune jeune à qui dit il/elle a été demandé de prouver sa majorité à la porte.
AKJ a parlé avec des organisateurs aussi, dont Monsieur Jean Ronald François, promoteur d’activités « zokiki ». Il jure que – depuis les interventions de Commissaire Sénatus – il ne permet plus aux mineurs de participer. Mais il admet que les programmes ne sont pas innocents.
« Il arrive des trucs comme quand la fille enlève ses vêtements, le gars doit lui aussi le faire. Dans ce type de divertissement on trouve toujours des gars en chemisettes et des filles en soutien-gorge », dit M. François.
Monsieur Edouard Paul a 17 ans et il habite dans un quartier populaire de Pétion-ville. Pour lui, c’est le « zokiki » qui est responsable « du fait que beaucoup d’adolescentes âgées entre 14 et 18 ans sont enceintes, ou mères. Cela arrive parce que dans ce genre de divertissement tout est permis. »
« Le commissaire ne pourra éradiquer ce phénomène, même si les jeunes ne le font pas dans les boites de nuit, ils feront ce qu’on appelle le ‘Party House’ », ajoute-t-il. « Qui pis est, on voit que les mulâtres* représentent l’exception qui confirme la règle ! Ils réalisent eux aussi ces activités. Des patrouilles de policiers sont au courant, et ne disent rien ».
Photo d'une partie typique des adolescents privilégiés d'Haïti,
avec au moins quelques invités de moins de 18 ans. Le propriétaire
de cette page Facebook écrit: « Certains m'appellent un alcoolique.
Je l'appele un moment sacrément bon. »
Son copain dénonce cette tendance au parti pris.
« Toute loi est censée s’appliquer à tout le monde. Mais il faut voir : mêmes les gens du gouvernement vont avec des enfants à des soirées à [l’Hôtel] Ibo Lele, » ajoute Rockaz Romulus, âgé de 21 ans.
Une ville, une société sans lieux de loisir
D’après l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique, presque la moitié de la population d’Haïti – 43,6 % – a moins de 18 ans. Un document daté de 2009 ajoute que « [t]ous âges confondus, la grande majorité des enfants se trouvent concentrés dans le département de l’Ouest (1,23 millions) », ou est située la region capitale. Au meme temps, d’après l’UNICEF, seulement 20 pour cent (20 %) des jeunes fréquentent l'école secondaire haïtienne. Et plusieurs instances internationales mettent le taux de chômage à plus de 70 pour cent (70%).
Que devraient faire ces jeunes gens, qui ne sont pas à l'école et qui ne travaillent pas?
Parmi toutes les personnes interviewées sur la question, beaucoup ont soulevé ce problème de lieu de loisir. Or, le loisir renvoi à une question de santé mentale. Monsieur Paul, adolescent de 17 ans, exprime sa peine : « Le commissaire s’engage à contrecarrer le ‘ zokiki ’, mais ne donne aucune alternative. A part cela, je ne sais nulle part où aller ».
Prof. Lenz Jean-François est d’accord.
« Qu’il s’agit de son corps ou de son développement cognitif, les jeunes ont besoin de loisirs », explique le professeur. Cependant, « le fond de désintégration sociale engendre cette forme de loisir [zokiki] qui en retour renforce le fond de désintégration sociale dans le mode de penser des jeunes, leurs rapports avec les autres, et avec la société. Cela signifie que le jeune qui va dans un ‘ti sourit’ expérimente l’irrespect envers les autres de son âge. Il expérimente qu’un garçon peut faire ce qu’il veut d’une fille, que celle-ci est un objet. »
Dans son chanson de Carnaval pour l’année 2012, le groupe rap Barikad Crew chante « tout ti jèn nan koripsyon ! » ou « tous les jeunes sont corrompus ! ».
Image de la vidéo carnaval 2012 de Barikad Crew, avec des écoliers.
Mais, est-ce la corruption par choix? Pas tout à fait, selon le professeur Jean-François, dans un pays où le contenu des medias « est basé sur la médiocrité, sur ce que je pourrais appeler ‘une idéologie du vide’ ».
Et, mêmes si les autorités avaient plus de « moyens », on ne peut éviter la cause structurelle, il ajoute.
« Nous vivons dans un pays où la précarité nous touche même dans la question de loisir, » d’après le Prof. Jean-François. « Les jeunes sont acculés par tous les moyens à cette pratique de loisir qu’est le ‘zokiki’. Au fond, on ne peut pas dans ce cas, dire que c’est un choix. C’est la société dans sa logique globale qui le leur a imposé. »
* Note de la rédaction 1 : Il s'agit ici d'une confusion typique de classe avec couleur. Alors que beaucoup des élites haïtiens sont mulâtres, il y a aussi beaucoup qui ont la peau noire. Mon. Paul et Mon. Romulus parlent ici de l'élite, car ils citent l'Hôtel Ibo Lele.
* Note de la rédaction 2 : Nous avons changé les noms des mineurs qui ont parlé avec AKJ.