Partenaires dans le déboisement et la bidonvilisation
Port-au-Prince, 21 mai 2012 – Des institutions humanitaires, de concert avec une autorité locale, ont – inconsciemment ou non – aidé à déboiser un quartier du Morne L’Hôpital – une zone sous protection spéciale d’après la loi haïtienne – avec leurs dons d’« abris transitoires » communément appelés « T-Shelter ».
Un enquête d’Ayiti Kale Je (AKJ) dans la zone de Haut Turgeau de la zone métropolitaine a révélé que au moins une centaine de T-Shelter (abris d’une chambre, faits en bois et mesurant de 12m2 à 18m2), se trouvent aujourd’hui dans des endroits où, avant le séisme de 2010, il y avait des arbres ou des arbustes, et où il n’y avait aucune habitation. Aujourd’hui, un bidonville déjà illégal est en pleine expansion, et les pentes entourant la zone métropolitaine se dénudent à vue d’œil.
Un nouveau bidonville composé principalement de T-Shelters offerts
par les ONG s'installe sur les hauters Morne L'Hôpital. Photo: Evens Louis
Les institutions humanitaires ACTED (Agence d’Aide à la coopération technique et au développement) et GOAL ont appuyé des déplacés du tremblement de terre en les aidant à s’installer dans ces espaces qui font parties de Morne L’Hôpital. La pente est protégée par une loi publiée en 1963 et par un décret de 1986, stipulant que cette zone – qui traverse une partie de Pétion-Ville, de Port-au-Prince et de Carrefour – devrait être sous protection spéciale.
Une des institutions – GOAL – a été financé par le gouvernement des Etats-Unis pour le projet. L’autre – ACTED – par la Croix-Rouge américaine.
Deux nouvelles maisons prennent place dans des espaces où avant, il y en
avait aucune. Sur la main gauche, il y a l’abri construit par ACTED et l’autre
sur la main droite est de GOAL.
Photo: Evens Louis
Il existe toute une série de règlements mettant l’accent sur ce qui est permis et sur ce qui ne l’est pas dans la zone. Une agence gouvernementale, l’Organisme de Surveillance et d’Aménagement du Morne l’Hôpital (OSAMH), est chargée de contrôler la zone.
Pourtant, ces organisations non gouvernementales (ONG), qui savent pertinemment que la zone est protégée, ont construit des habitations avec l’aval du président du Conseil d’administration de la section communale (Casec) de Turgeau, Monsieur Raoul Pierre-Louis.
« Suite au dégâts au niveau des bâtis qu’il y a eu après le séisme, il fallait en quelque sorte transitoirement reloger ces gens là », se souvient Monsieur Fredly Anténor, Coordonnateur de l’équipe de construction de l’ONG irlandaise, GOAL.
ACTED et GOAL faisaient partie des ONG qui ont bâtit des T-Shelters pour aider les familles à quitter leurs sordides camps. Malgré les critiques sur l’utilisation de T-Shelter comme réponse à la situation d’urgence crée par 1,3 millions de déplacés [voir Abandonné, comme un chien errant], plusieurs douzaines d’institutions humanitaires ont édifié plus de 110 000 de ces petites cabanes dits temporaires, au coût total de 500 million $ USD (500 000 000 $).
Un T-Shelter d'ACTED dans un espace autrefois vert. Photo: Evens Louis
Pour sa part, Madame Marianna Franco, responsable du programme développement pour ACTED, qui a érigé 28 des T-Shelters au Morne l’Hôpital, se justifie également : « Quand la conception des abris transitionnels a été faite, on n’avait même pas, d’ailleurs on ne l’a pas encore, un plan de développement et d’urbanisation de la ville de Port-au-Prince ni de la zone métropolitaine, dit-elle. Nous, on a installé des abris temporaires dans des endroits où il y avait de l’espace. »
D’après Mme Franco, son agence a travaillé avec le Casec, et s'est bien assurée que tous les bénéficiaires avaient des titres de propriété. Cependant, d’après M. Pierre-Louis, président du Casec, ACTED n’a jamais suivi les procédures prescrites.
La faiblesse de l’État, une réalité admise
La Loi – publiée dans Le Moniteur du jeudi 6 novembre 1986 – est claire au sujet de Morne l’Hôpital :
« La construction à usage résidentiel n’est autorisée, qu’après obtention du permis de construire des services concernés… [Article 9]
« Interdiction est faite de pratiquer l’élevage libre de bovins et de caprins; d’entreprendre aucune coupe de bois ou de fascines, d’entreprendre aucune culture sarclée annuelle (…), de pratiquer le brulis à quelque fin que ce soit. » [Article 11]
Mais les terrains ont été nettoyés, les arbres coupés, et les fondations préparées pour au moins 100 des nouvelles maisonnettes, et probablement plus.
Une pente à proximité de la zone protégée. Une personne ou un organisme
a protégé la partie gauche, indiquant qu'il est possible d'empêcher les constructions
sur les coteaux fragiles qu'environnent la capitale.
Photo: Evens Louis
Le directeur de l’OSAMH, l’agronome Monsieur Montus Michel, reconnait que son agence est faible. Elle accuse un manque de bras, de financement, et de force sur le terrain : « L’État ne peut pas intervenir [au Morne L’Hôpital] sans un accompagnement de la force publique. Et c’est inscrit dans le décret-loi. Quand l’OSAMH devrait intervenir sur le terrain, il devrait être accompagné de l’appareil judiciaire ».
Ceci n’est valable que sur papier, puisque ses agents travaillent seuls sur le terrain.
« Coté surveillance et contrôle des activités du Morne l’Hôpital, dans le cadre de la protection de l’écosystème, il y a une très grande faiblesse qu’accuse l’OSAMH, a-t-il admis. Mais, celle-ci est due à l’affaiblissement de l’autorité de l’État ».
Un des signes de cette faiblesse?
GOAL dit reconnaitre l’existence de la zone protégée et d’OSAMH, et dit avoir rencontré un agent.
« On a travaillé avec OSAMH tout au début du programme. C’est qu’ils nous ont donné des limites », souligne M. Fredly, mais, d’après sa collègue, il s’agissait d’un agent de terrain répondant au nom de Canez Dellande, ce que M. Michel de l’OSAMH a rejeté du revers de la main.
« GOAL ? », s’interroge-t-il. « C’est un pur mensonge. »
« Jamais on a délégué personne pour les accompagner. On ne peut envoyer un ingénieur pour faire les délimitations sans que l’ONG elle-même nous ait déjà donné un plan d’activité… Canez n’a pas cette mission, de rencontrer les représentants d’une ONG pour faire un travail au Morne l’Hôpital. C’est une relation d’institution à institution », rétorque le directeur d’OSAMH.
Mais, Michel a également reconnu que son agent ne l’a jamais mis au courant de son initiative.
Par ailleurs, il semble que l’ONG ACTED ait travaillé toute seule, puisque M. Michel déclare qu’il n’a jamais rencontré aucun représentant de cette institution.
Une autre institution d’État…
En plus de dire qu’elle a travaillé avec l’agent d’OSAMH, GOAL confie avoir également eu l’accompagnement de M. Pierre-Louis, président du Casec, qui est en fait un autre représentant de l’État.
« Nous avons construit 2 483 Shelters au total [dans la 6e section communale de Turgeau], d’après M. Pierre-Louis. Il y a un document pour tous les ‘shelters’ de GOAL, un document signé qui est là. C’est la même chose pour OIM et CORDAID » [deux autres organisations qui ont construit des T-Shelters à Turgeau].
« Tous nos Shelters à Haut Turgeau ont été construits avec le permis du Casec », confirme Monsieur Derek Butler, de GOAL.
Et, selon MM. Butler et Pierre-Louis, tous les T-Shelters ont été construits là où il y avait déjà des maisons.
Mais les reportages d’AKJ ont révélé le contraire. Au moins une centaine des maisonnettes se trouvent dans les endroits où il n'y en avait pas.
Cependant, en rejetant les propos du journaliste, M. Pierre-Louis a utilisé comme excuse que ces abris « sont de toute façon temporaires. Ils doivent être déplacés ».
Mais cela semble peu probable.
Du provisoire au permanent
Partout dans le pays, dans toutes les zones affectées par le séisme, les bénéficiaires des T-Shelters sont en train de les convertir en maisons permanentes, avec des murs en bloc, des chambres en plus, et autres ajouts.
Questionnée sur ce phénomène, GOAL répond qu’elle en est pleinement consciente.
« Quand on construit un abri transitoire pour quelqu’un, il y a de fortes possibilités qu’il devienne permanent. On a vu que les individus les ont transformés », admet une représentante de GOAL jointe par téléphone à l’initiative de M. Pierre-Louis et AKJ. « Ainsi l’on se dit qu’on va voir comment on pourrait aider les individus à transformer leurs abris en sites permanents. »
Une famille dans le processus de transformer son T-Shelter GOAL
en maison permanente. La fondation a été préparé et les tiges de fer fragiles
indiquent où les murs seront érigés. Photo: Evens Louis
Dans une interview avec AKJ, Mme. Franco d’ACTED dit à peu près la même chose.
M. Pierre-Louis ne le voyait pas d’un bon œil : « Nous avons signé ‘abri’, mais pas ‘maison’. On a un problème foncier. Le terrain n’appartient pas aux déplacés. On ne peut construire une maison permanente dans un endroit n’appartenant pas à vous. »
Où réside le pouvoir de protéger et de décider?
Dans le cas des T-Shelters se trouvant dans des espaces qui étaient verts au Morne l’Hôpital, il est clair que les deux instances de l’État – le président du Casec, M. Pierre-Louis, et l’agence OSAMH – ont failli à leur mission de respecter et de faire respecter les lois du pays et l’intérêt public.
Or, une autre instance détenant le pouvoir s’est impliquée dans l’élargissement du bidonville de Morne L’Hôpital.
Les T-Shelters de GOAL ont été construits avec l’argent du gouvernement Etats-Unisien, l’Office of U.S Foreign Disaster Assistance (OFDA) ou « Bureau pour les secours d’urgence en cas de catastrophe à l’étranger ». Parallèlement, et ironiquement, immédiatement après le séisme, une autre agence, l’USAID (U.S. Agency for International Development), a publié un document signalant l’occasion qu’offrait la catastrophe.
« Le Morne l’Hôpital bénéficie d’un statut protégé. Il est illégal d’ériger des constructions à cause des dangers liés à l’érosion et de l’importance qu’il a pour la source d’eau se trouvant dans la zone », note le document, tout en rappelant que l’OSAMH est un des partenaires de l’USAID.
« La période post-sismique nous offre une occasion sans précédent d’assurer le contrôle de Morne l’Hôpital, comme zone protégée légalement, et d’assurer qu’il n’y ait pas de nouvelles maisons sous les pentes fragiles », poursuit le document.
AKJ a demandé, sans succès une entrevue à USAID-Haïti pour tenter de comprendre le fait qu’une agence ait financé le déboisement du Morne l’Hôpital, pendant que l’autre suggérait une action contraire.
AKJ a par la suite communiqué avec leur superviseur à El Salvador, mais en vain.
M. Michel, de l’OSAMH, ne nie pas pour autant la responsabilité de l’État dans la bidonvilisation de nouveaux espaces, ainsi que dans la prolifération des maisons des plus nantis, car sur la pente du Morne l’Hôpital, il y a beaucoup de belles maisons se trouvant en zone protégée. Mais, l’agronome sent aussi que certaines des ONG son irresponsables.
Ce T-Shelter-devenu-magasin vend du charbon de bois. A-t-il été fait sur le
Morne l'Hôpital? Le magasin s'appelle "Dieu est bon" mais dans ce cas, il semble
qu'ACTED a été « bonne », aussi. Photo: Evens Louis
« Nous autres, nous ne pouvons pas empêcher que ces ONG fonctionnent à l’intérieur des deux milles hectares… Mais, les ONG devaient prendre connaissance de cette loi et venir composer avec l’OSAMH pour voir comment les choses devraient se faire » d’après Michel. « Parce que si nous acceptons que ces ONG viennent, en notre absence, augmenter les bidonvilles au Morne l’Hôpital, eh bien, ça ne ferait pas l’affaire du pays. »
Pour sa part, M. Pierre-Louis dit à AKJ, cyniquement : « la bidonvilisation de Port-au-Prince vienne de commencer ! »
« Le problème, c’est pas le bidonville, mais c’est quand les bidonvilles restent et demeurent pendant longtemps », a-t-il souligné. Pour Pierre-Louis, la bidonvilisation est « un processus d’urbanisation ».
Kettie Guerrier et Milo Milfort pour Ayiti Kale Je
Ce texte est réalisé avec le support du Fonds pour le journalisme d’investigation en Haïti
Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et les radios communautaires de l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA) et les étudiants du Laboratoire de Journalisme de la Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'Etat d’Haïti.
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