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Wednesday
Feb132013

Le programme gouvernemental « école gratuite » – une victoire ?

Port-au-Prince, 13 février 2013 – Un peu partout à Port-au-Prince et dans les villes de province, des affiches annoncent : « PSUGO, une victoire pour les élèves ».  De belles photos montrent des élèves en uniformes, sourire aux lèvres. 

Le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (Psugo) veut scolariser «  plus d’un million d’enfants » pendant cinq ans, selon le Ministère de l’éducation nationale et de formation professionnelle (Menfp). Ce programme, qui coute environ 43 millions $ US chaque année, représente-t-il véritablement une « victoire » pour les élèves ?

 

A Port-au-Prince et à Léogâne et à Croix-des-Bouquets (Ouest),  beaucoup d’insatisfactions et de problèmes sont enregistrés, selon une enquête conduite par Ayiti Kale Je durant deux mois. Outre les soupçons de corruption, le montant alloué aux écoles pour chaque élève est très insuffisant, les paiements n’arrivent pas à temps et les professeurs ne sont pas bien rémunérés. De plus, les écoles visitées n’ont pas reçu de matériels, comme promis, pour assurer un minimum d’éducation.

Un enseignant répète des mots aux élèves qui n'ont pas de manuels scolaires ou
de fournitures, dans une école nationale à Darbonne.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

« Dans mon cas, le Psugo est un échec ! Car, l’année dernière nous avons été victimes. L’un de nos malheurs a été le retard dans le décaissement. A cause de cela, nos professeurs nous ont quittés », lâche Jean Clauvin Joly, directeur du Centre culturel du divin roi, une école privée à la Croix des Bouquets à 15 km. au nord de Port-au-Prince.

Dans cet établissement, la 1ere et 2e années fondamentales partagent la même salle et la même professeure, Francie Dérogène. Cette salle est séparée des autres par un panneau contreplaqué lequel sert en même temps de tableau. Dérogène ne dispose pas de bureau pour déposer ses matériels de travail, empilés sur une chaise en plastique. En face d’elle, assis sur quatre bancs, dix élèves répétent en chœur : « un ananas, un melon… ». C’est de cette manière qu’elle dispense son cours d’orthographe.

Des élèves à l’Institution mixte du temple d'adoration de Léogâne, une école privée.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

« L’Etat garantit le droit à l’éducation »

Durant les dernières élections présidentielles, « Lekòl gratis » ou « l’école gratuite » a été un des leitmotivs du chanteur-candidat Joseph Michel Martelly, devenu président de la République le 14 mai 2011.

L’engagement de scolarisation gratuite en Haïti n’est pas seulement le serment d’un politicien ; c’est aussi et surtout une obligation faite par la Constitution de 1987 en son article 32 qui stipule que « l’Etat garantit le droit à l’éducation » et « L'éducation est une charge de l'Etat et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l'école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des Enseignements des secteurs public et privé. »

D’après le Menfp, le Psugo devrait payer les frais scolaires pour les élèves qui sont en 1er et 2e cycles (école fondamentale) : 250 gourdes (6 $ US) pour chaque élève dans les écoles publiques et 3,600 gourdes  (90 $ US) pour chaque élève dans les établissements privés. (En Haïti, la majorité des institutions scolaires – à peu près 80 % – sont privées.)  A part le paiement des frais scolaires, le Psugo promet de créer de nouvelles écoles et de s’assurer que tous les élèves aient des fournitures classiques et des matériels didactiques.

Une banderole annonce que 1, 287,214 enfants sont sur les bancs d’école gratuitement.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

Dans plusieurs coins de la capitale et dans tout le pays, sur des affiches géantes, à la radio, à la télévision, dans les journaux et réseaux sociaux, pullulent des publicités du Psugo. Celles-ci clament que le programme atteint 1, 021,144 enfants.  

AKJ n’a pas pu confirmer ce chiffre, sur la véracité duquel planent beaucoup de doutes, d’abord et avant tout parce qu'il est un des nombreux chiffres qui circulent. Dans une entrevue accordée au quotidien « Le Nouvelliste » en décembre 2012, un cadre du Menfp proclame que le gouvernement a envoyé à l’école 1, 287,814 élèves pour l’année académique 2012-2013. D’où proviennent les 250,000 élèves supplémentaires? De plus, le Menfp déclare publiquement avoir touché 837,489 élèves lors de l’année académique précédente (2011-2012). Cependant, dans un document officiel du gouvernement livré au Fond monétaire international (Fmi) au mois d’août 2012, on notait 165,000 enfants bénéficiaires. Par ailleurs, il semble qu’aucune supervision externe et interne ne soit assurée, ce qui peut ajouter aux doutes.  

Un « tweet » du premier ministre Laurent Lamothe en décembre 2012 dans lequel
il vante que « 84 % d’enfants sont sur les bancs de l’école actuellement contre
52 % dans le passé.
 » [NB - Chiffres non vérifiés]

La provenance du financement du programme soulève encore plus d’interrogations. Selon le gouvernement, le Psugo est financé en grande partie par « le trésor public, les taxes prélevées sur les appels internationaux et les transferts d’argent de la diaspora vers Haïti », prélèvements que plus d’un qualifient d’illégaux. Le Fonds National pour l’Education qui devrait être créé pour recevoir les prélèvements n’a pas encore reçu l’approbation du parlement haïtien. Nombreux sont les rapports notant que l’argent collecté pour ce fonds reste bloqué.

Bien que la légalité des prélèvements ne soit pas considérée, beaucoup de mystères persistent sur la quantité d’argent collecté et dépensé jusqu’à date. En mai 2012, un officiel a indiqué que le gouvernement a dépensé, pour la première année scolaire 900 millions de gourdes, soit à peu près, 22 millions $ US. Par contre, une autre information diffusée par le Menfp a mentionné que 490,000 des 837,489 élèves sont scolarisés dans des écoles publiques, et les 347,489 autres, dans des institutions privées. Si le coût est 90 $ US (ou 3,600 gourdes) pour chaque élève, le ministère devrait payer 31, 274,010 $ US ou 1, 313, 508,000 gourdes pour les enfants des écoles privées seulement, un chiffre nettement supérieur aux  900 millions de gourdes qu’il dit avoir dépensé. [voir aussi « Haïti Liberté », 23 janvier 2013].

AKJ n’a pas eu accès au budget du Psugo et n’a pas pu visiter les 10,000 écoles inscrites (prétendument) dans le programme. Cependant, les résultats de l’enquête ont fait ressortir des raisons pour lesquelles les autorités, et le peuple haïtien, devraient hésiter à crier « victoire ».

Le PSUGO n’a pas tenu ses promesses

Jean Marie Monfils, professeur et directeur d’une école à Léogâne, située à 30 kms. de Port-au-Prince, relève, d’un air furieux, les fausses promesses du Psugo : « Ils ont parlé d’uniforme, de cantine scolaire, et d’autres choses encore. Mais, à ce jour, on n’a encore pratiquement rien trouvé. On est des ‘oubliés’ à Léogâne ».

Un enseignant répète des mots aux élèves qui n'ont pas de manuels scolaires ou
de fournitures, dans une école nationale à Darbonne.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

L’expérience du professeur Monfils n’est pas unique. Hercule André, âgé d’une cinquantaine d’années et directeur d’une école nationale à Darbonne à Léogâne, salue cette initiative. Toutefois, il ajoute que « le seul bénéfice que peuvent soutirer les enfants, c’est qu’ils ne paient pas. A part cela, il n’y a rien. Les enfants viennent à l’école, mais n’ont pas de livre comme promis pour suivre les cours ».

En janvier, plusieurs professeurs d’Anse-à-Pitre, dans le sud-est du pays, contractuels du Psugo, affirment ne pas recevoir de salaire depuis octobre 2012.

« Depuis quatre mois, nous travaillons sans aucune rémunération », a déclaré le professeur Jean-Rony Gabriel à l’agence en ligne AlterPresse. « J’ai une famille dont je dois m’occuper. Je parcours plusieurs kilomètres à moto avant d’arriver sur les lieux de mon travail ».

L’enquête d’AKJ dans la capitale et dans la région de Léogâne ne contredit pas ces témoignages. Parmi 20 écoles visitées, seulement deux reconnaissent avoir reçu des fournitures et des matériels didactiques. En plus, parmi les 20 directeurs ou responsables interrogés en novembre 2012, dix semaines après la réouverture des classes en Haïti, presque tous – 16 sur 20 – n’ont pas reçu le troisième versement pour l’année scolaire 2011-2012, et 19 sur 20 affirment n’avoir encore rien reçu pour l’année en cours.

« On ne peut affirmer jusqu'à présent, si on fait partie de ce programme ou non. Actuellement [novembre 2012] on n’a encore rien obtenu des responsables », admet Monfils.

« Il y a eu un problème très grave : beaucoup d’écoles qui ont signé leur contrat d’appartenance au Psugo n’avaient pas pu trouver ce qui leur était dû pour l’année académique 2011-2012. Mon école a beaucoup souffert dans ce dossier », ajoute-t-il, désespéré.

La Confédération nationale des éducateurs et éducatrices haïtiens (Cneh), l’un des syndicats nationaux, a fait le même constat.

 « Parce que les dirigeants n’ont pas décaissé l’argent à temps, les directeurs d’école étaient dans leurs petits souliers. Ils n’ont pas trouvé de quoi payer les professeurs », note Edith Délourdes Delouis, enseignante et secrétaire générale de la Cneh.

« Virage vers la qualité »

Un autre défi du Psugo, c’est la qualité de l’éducation que reçoivent les écoliers. Pour l’année en cours, le refrain entonné par le ministère est : « Virage vers la qualité », avec plus de supervision.

« Le ministère a très clairement mis l’accent sur la qualité. Accès oui, mais amélioration de la qualité, parce que l’éducation n’aura de sens que quand elle est de qualité », d’après Miloody Vincent, responsable de communication du Menfp. « Ce nouveau départ consiste à former de meilleurs professeurs, faire une dotation de matériels scolaires aux enfants et surtout veiller à la formation des enfants dans les écoles ».

« On mettra un accent particulier sur la supervision scolaire », ajoute Elicel Paul, coordonnateur du Psugo dans une autre interview. Et le président Martelly, lui aussi, s’est prononcé abondamment sur la question de la « qualité », lors de la distribution d’une centaine de motocyclettes aux responsables des directions départementales d’éducation.

« Il ne s’agit pas de mettre seulement les enfants à l’école, il faut s’assurer de la qualité de l’éducation et des services offerts aux élèves », soutient le chef de l’Etat le 15 mars 2012.

Toutefois, l’enquête d’AKJ a révélé que les écoles participant au Psugo fonctionnent presque sans aucune supervision. Sur les 20 écoles, 25 % n’ont reçu aucune visite d’inspecteurs pour l’année scolaire 2011-2012, et seulement 24 % affirment en avoir reçu une seule visite.

Guillaume Jean, directeur du Collège chrétien de Léogâne, l’affirme sans ambages : « On n’a pas reçu de visites d’inspecteurs. Ils ont seulement appelé pour avoir quelques informations. »

Erreurs et fraudes ?

Peut-être en raison de son budget faramineux, le programme Psugo semble avoir attiré les tricheurs.

En juillet 2012, plus de 5 millions de gourdes (plus de 119,000 $ US) de la somme prévue pour le Psugo à Port-de-Paix, dans le département du Nord-Ouest, ont été détournées. Selon plusieurs médias, le directeur du bureau régional du Menfp a fait passer un groupe d’adolescents pour des « directeurs d’école » afin d’obtenir des chèques de 200,000 ou de 300,000 gourdes. Le directeur impliqué dans ce scandale a pris la fuite en traversant la frontière haitiano-dominicaine.

AKJ ne dispose pas de moyens pour investiguer les éventuelles fraudes enregistrées dans le Psugo au niveau national, voire à Port-au-Prince. Toutefois, comme par hasard, il a pu découvrir une école dont le nom est inscrit sur la liste des établissements ayant reçu de l’argent du ministère et qui pourtant n’a jamais fonctionnée.

Une enseigne d'une école qui n'a jamais ouvert ses portes, mais
qui figure sur ​​la liste des écoles payées par le Psugo l'année dernière.

Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

« Bientôt Collège Justin Lhérisson », annonce une petite enseigne poussiéreuse à l’entrée de la route de Darbonne à Léogâne.

 « C’était un projet d’un magistrat de la zone alors qu’il n’était que candidat. Maintenant qu’il a été élu, il n’est jamais revenu sur le projet ! », a lâché un voisin.

L’année dernière, l’Initiative de la société civile (Isc) s’est penchée sur le Psugo dans une étude, et a accusé le programme d’avoir créé plusieurs écoles fantômes, communément appelées, « écoles valises ».

« Nous avions fait une enquête qui a révélé qu’un tiers jusqu’à peut être un quart des écoles pour lesquelles on [l’État] a ouvert un compte courant n’avaient même pas donné leur approbation », d’après Rosny Desroches, directeur exécutif de l’Isc et également ancien ministre de l’éducation nationale.

Psugo : quelle éducation, pour quels enfants ?

La Constitution haïtienne de 1987 garantit le droit à l’éducation de qualité et gratuite. En dépit de ces problèmes de fraude, arriérés de salaires, matériels didactiques non-livrés, le programme de l’administration Martelly scolarise au moins une certaine quantité d’enfants, même si la quantité exacte reste inconnue. Mais dans quelles écoles, pour quelle qualité d’éducation et pour quels enfants ?

Une école publique du Psugo doit recevoir annuellement 250 gourdes tandis que celle dite privée, 3,600 gourdes : soit, par jour, moins d’une gourde (2 centimes US) pour une école publique et 22.5 gourdes (50 centimes US) pour celle dite privée.

Par comparaison, une année scolaire en cours primaire au Lycée Alexandre Dumas (une des meilleures écoles du système français en Haïti) coute plus de 100,000 gourdes (2,389 $ US), soit 625 gourdes par jour : Cela représente plus de 600 fois le montant par jour pour une école publique du Psugo, et près de 30 fois le montant par jour pour une école privée touchée par ce programme gouvernemental d’éducation. (Ce montant n’inclut pas l’assurance santé, le prêt d’ouvrage, et encore moins les fournitures scolaires.) Une école de niveau moyen, comme le Collège Le Normalien, coûte un peu plus de 20,000 gourdes (475 $ US), soit 125 gourdes par jour, pour la 1ère année fondamentale. 

La professeure Delouis de la Cneh explique : «  Dans le secteur privé, on a plusieurs catégories d’écoles. On a une catégorie pour les gens riches (très restreinte mais de meilleure qualité), une pour les pauvres, une pour ceux qui sont extrêmement pauvres, une pour ceux qui se débrouillent… alors que l’école devrait être le lieu de brassage de la société. » 

Le professeur Haram Joseph, directeur d’une école à Darbonne, fait part de son insatisfaction.

« A mon avis, si le gouvernement continue sur la même lancée on aura des directeurs d’écoles pleins aux as, et finalement des enfants qui ne savent rien, » dit-il tristement.

 

Des élèves dans une école nationale à Croix-des-Bouquets. Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

Dans une autre institution scolaire participant au Psugo et bénéficiant d’une assistance étrangère,  il est midi. Sous un soleil de plomb, des dizaines d’écoliers travaillent. Relogée après le séisme de 2010, l’école nationale Charlotin Marcadieu fonctionne sous 14 tentes disposées en trois rangées. Sous les pieds des élèves, des graviers qui blanchissent leurs chaussures. Avant de retourner dans sa « salle de classe », un des professeurs lance d’un ton amère : « A partir de 10:00 du matin, les salles-tentes de cours deviennent des fourneaux. »

Monday
Jan212013

Le (projet) Phoenix qui ne cesse de renaître 

Port-au-Prince, HAITI, 22 janvier 2013 – Depuis plus de deux ans, une équipe de négociants haïtiens et étatsuniens travaille sur un mégaprojet public-privé baptisé Phoenix : une usine qui transformera les déchets de la zone métropolitaine en énergie électrique, ressource rare en Haïti, où le gouvernement réussit à fournir de l’électricité à seulement 30% de la population.

Cependant, ce projet, qui engagera l’Etat haïtien par un contrat de 30 ans, implique une technologie tellement dangereuse qu’elle est interdite dans certains pays.

Le projet Phoenix a émergé des ruines laissés par le séisme du 12 Janvier 2010. Des négociants étatsuniens justifient la raison d’être du projet par le fait qu’ils voudraient non seulement s’engager dans la reconstruction, mais aussi « faire plus que des profits ».

« Nous voulons qu’Haïti soit plus indépendante en terme d’énergie », explique un représentant haïtien de la firme étrangère initiatrice du projet. Le représentant, un homme d’affaires bien connu, a accepté de parler à Ayiti Kale Je (AKJ) sous couvert de l’anonymat, puisqu'il émet des critiques vis à vis de certains acteurs haïtiens qui, dit-il, tentent de bloquer le projet. « Nous avons investi des millions de dollars… Si nous devons l'abandonner, ce sera très triste. »

Des cendres aux cendres

Le projet Phœnix, une usine d’une capacité de 30 mégawatt (MW) conçue principalement par l’entreprise International Electric Power (IEP) de Pittsburg, Pennsylvanie, E.U., est un projet d'incinérateur, connu en anglais sous le nom de « Waste to Energy » (WtE) ou « déchets [transformés] en énergie ». Au départ, une centrale de 50 MW a été prévue, avec l’utilisation de « lignite » ou de « charbon brun ».

Vue aérienne de l’usine « WtE » de Ros Roca de Majorque en Espagne. Source: Ros Roca

Dans plusieurs pays où les déchets sont trop « organiques » ou « humides », le charbon ou un autre carburant peut être ajouté pour assurer l’incinération à la température nécessaire pour la production d’énergie. Cependant, à cause des critiques sur l’incinération de charbon qui peut contribuer au réchauffement climatique, pour le moment la question de l’utilisation du lignite a été mise à l’écart et le projet a été revu à la baisse, à 30 MW.*

Présentée comme une usine qui créera « près de 10,000 emplois directs et indirects » et qui « apportera des solutions efficaces aux divers problèmes actuels de la société haïtienne », Phoenix n’est pas un projet à but non-lucratif. C’est un partenariat privé-public. L’Etat aura 10 % des actions et les partenaires privés obtiendront 90 %. En plus, pendant 30 ans, l’Etat, à travers l’Electricité d’Etat d’Haïti (EDH), s’engagera à payer pour l’entretien, le fonctionnement de l’usine et l’achat du courant électrique « sur demande », a affirmé IEP, ajoutant que l’Etat octroiera un terrain de 161 hectares au nord de la capitale.

Fondée en 2005, l’IEP n'a jamais construit ou géré une usine d'incinération. Toutefois, selon les informations diffusées sur son site Internet, il est impliqué dans un projet de biomasse et de deux parcs éoliens, dont un en Haïti. IEP confirme qu'il va sous-traiter la construction à la société espagnole Ros Roca, qui a construit une usine semblable à Majorque dans ce même pays.

IEP aura besoin d’au moins US $250 millions pour la construction de l’usine, a indiqué Edward Rawson, vice-président de la compagnie, dans une interview par courrier électronique le 10 décembre 2012. Rawson précise que sa firme est sur le point  d’obtenir ce financement d’un organisme du gouvernement E.U., l’Overseas Private Investment Corporation (OPIC), qui garantit des prêts aux entreprises étatsuniennes travaillant dans d’autres pays.

D’après Rawson, l’OPIC « a exprimé son intérêt à investir en tant que prêteur de premier rang ». Cependant, précise-t-il, l’OPIC attend les résultats d’une étude sur les impacts environnementaux en cours de préparation par la firme britannique Atkins, commanditée par l'IEP.

Il ajoute que le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), est sur le point de réaliser une autre étude, ce, pour le compte du gouvernement haïtien.

Andrew Morton du PNUE a confirmé la réalisation de cette étude dans un courriel envoyé à AKJ le 9 janvier 2013.

« Oui, le PNUE a entrepris une évaluation indépendante pour le compte du gouvernement haïtien, de concert avec l'IEP. L'évaluation est en cours et le résultat restera confidentiel », écrit-il. Il ajoute que le travail durera encore trois à six mois, et qu’ « un rapport public » sera disponible une fois l’étude terminée.

Les autorités haïtiennes applaudissent le projet Phoenix

Le Projet Phoenix convient au gouvernement, selon le Ministre délégué auprès du Premier Ministre chargé de la sécurité énergétique, René Jean Jumeau. 

« Le projet fait partie du Plan d’Action pour le Développement de l’Électricité (PADE). Il s’agit de placer à travers tout le pays des centrales de transformation de déchets en énergie électrique », précise t-il dans une entrevue accordée à AKJ le 10 octobre 2012.

« La transformation de déchets en énergie permettra d’atteindre deux objectifs. Le premier, est d’augmenter la capacité énergétique du pays et le second est lié au premier qui est d’obtenir une meilleure gestion des déchets solides », ajoute-t-il.

Le directeur général de l’agence responsable de la gestion des déchets dans la zone métropolitaine abonde dans le même sens.

« Avec la réalisation du projet, nous aurons une région métropolitaine beaucoup plus propre », croit Donald Paraison, directeur général du Service Métropolitain de Collecte des Résidus Solides (SMCRS).

Une rue typique dans le centre-ville de Port-au-Prince : des monticules de déchets
à côté des marchandes et des piétons.
Photo: Jude Stanley Roy / AKJ

En mai 2012, IEP et le gouvernement haïtien ont signé deux accords sur le Projet Phoenix et les documents légaux pour l’éventuelle « société mixte anonyme » (SAM) sont déjà rédigés.

Mais, le projet reste encore dans l’impasse.

Refus et objections 

Selon les représentants de l’IEP, il semblerait que l’approbation de l’État haïtien n’est pas suffisante pour faciliter la mise en œuvre du Projet Phœnix, en dépit du fait que l’investissement soit privé. Rawson a noté qu’IEP attend « l'approbation des bailleurs multinationaux, vu la complexité du projet. »

Le représentant d’IEP en Haïti a été plus affirmatif.

« Certains ‘amis d'Haïti’ se sont opposés au projet », lâche-t-il. « Le gouvernement haïtien est comme un enfant. Il craint d'avancer parce qu’il y a eu certaines objections sur le projet. En attendant que toutes les questions soient adressées, le gouvernement n’avance pas parce qu’il a peur. Il craint de perdre l’aide étrangère... En dépit de tout, nous ne renonçons pas. »

AKJ a appris que le Project Phoenix a été repoussé à deux reprises par la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), instance jadis responsable de l’approbation et de la coordination des projets de reconstruction.

Aucun responsable de la CIRH, caduque depuis octobre 2011,  n’est disponible pour discuter du dossier. Cependant, un employé d’une des institutions financières internationales (IFI / Banque mondiale-BM ou la Banque interaméricaine du développement-BID), qui a collaboré avec la CIRH à l’époque, a parlé à AKJ sous couvert de l’anonymat, parce que les employés n’ont pas le droit d’accorder des interviews sans permission.

Un deuxième employé d’une des IFI, au courant du dossier, affirme que « La Banque Mondiale et la Banque Interaméricaine de Développement ont étudié le projet et tous deux l’ont rejeté parce qu’il serait terrible pour Haïti. »

Plus récemment, joint par courrier électronique, Gilles Damais de la BID explique que son institution ne fait pas partie du Projet Phoenix, donc il ne peut « ni confirmer ni infirmer ».

Cependant, dans ses correspondances avec AKJ, Rawson d’IEP donne  l’impression que la BID, la Banque mondiale et d’autres instances sont impliquées, disant qu’elles sont « engagées ».

Risques et doutes

Le premier employé de l’IFI, dans son interview téléphonique, souligne les principales objections au projet : le manque de transparence et l’engagement potentiel de l’Etat dans une activité où il est déjà en faillite.

En effet, le Projet Phoenix surgit comme un projet « tout fait », sans aucun appel d’offre ouvert. L’IEP a choisi ses partenaires sans aucune supervision gouvernementale. Par exemple, la compagnie Ros Roca d’Espagne construira l’usine, le Boucard Pest Control travaillera (avec SMCRS) dans la collecte des déchets, et la firme Atkins, réalise l’étude sur les impacts environnementaux.

Pour Jean Jumeau, le Ministre délégué à la sécurité énergétique, ceci explique l’impasse.

« Jusqu’à présent, nous ne pouvons pas démarrer avec ce projet parce qu’il y a des partenaires internationaux qui veulent s’assurer que le projet se réalise de manière transparente…  compétitive et impartiale », explique-t-il.

Plus préoccupant est l’engagement financière de l’EDH et le gouvernement pendant 30 ans, où les investisseurs sont payés pour gérer l’usine pendant une période de 30 ans.

« Ce projet représente un gros risque financier pour le gouvernement », a confié un employé d’IFI.

L’Etat n’a pas la capacité de gérer les installations électriques déjà existantes. L’EDH perd plus de la moitié de l’électricité produite, d’après un document de la BID daté de juin 2012.

« La perte totale d’électricité est de près de 70 % avec une perte de revenu de US $161 millions par an pour l’EDH », note le rapport, qui ajoute que le gouvernement « n’a pas la capacité de développer une politique énergétique, et de planifier et gérer le secteur énergétique. »

Pylône électrique typique sur lequel se greffe des  accordements illégaux.
Photo: Jude Stanley Roy / AKJ

L’IEP admet ce fait.

« Après 1986, il y a eu un mouvement populaire qui s’est transformé en populisme, lequel a engendré des gouvernements démagogiques. Tout cela est préjudiciable au pays », lâche le représentant local, qui soutient que, par souci de popularité, les « mauvais gouvernements » ont permis à la population de se brancher illégalement sur le réseau..

En signant un accord sur l’achat d’électricité, l’Etat et l’EDH s’engageront à payer une entreprise privée (et largement étrangère) pendant 30 ans. Port-au-Prince a déjà fait l’expérience de ce qui se passe quand l’Etat rate un paiement. C’est le black-out.

Les questions environnementales

Le projet Phoenix fait face à deux principaux défis au niveau de l’environnement.

Le premier concerne les déchets d’Haïti. D’après plusieurs études et sources, les ordures sont trop « organiques » et humides, un fait reconnu par Ronald Romain, le directeur de la section technique et environnementale de l’EDH.

« Nos déchets n’ont pas la valeur calorifique nécessaire » pour une usine de production énergétique par incinération, lance-t-il.

Ce graphique montre que 75 pour cent des déchets des villes en Haïti sont organiques.
Source: Bureau des Mines et d'Energie d’Haïti, 2006, in "Haiti Waste-to-Energy Opportunity Analysis,"
2010 [pdf]

La composition des déchets des villes aux Etats-Unis, in "Haiti Waste-to-Energy Opportunity Analysis,"
2010 [pdf]

Pour dissiper les doutes, IEP a effectué une étude durant deux mois qui montre que « nous aurons le niveau calorifique dont nous avons besoin », réfute le représentant local. Cependant, comme l'étude sur les impacts environnementaux d’Atkins, celle-ci a été payée et supervisée par l'IEP. Par conséquent, ses résultats ne peuvent pas être fiables. AKJ n'a pas obtenu une copie dudit rapport.

Cependant, une autre étude récente (2010)  – « Haiti Waste-to-Energy Opportunity Analysis » (« Analyse des opportunités pour la conversion des déchets en énergie en Haïti »), réalisée par une firme privée pour une agence du gouvernement étatsunien – jette beaucoup de doutes sur les réclamations d’IEP. En considérant trois options pour l’utilisation des déchets pour la production d'énergie – combustion ou incinération (l’option du projet Phoenix), gazéification ou biomasse, le rapport recommande la biomasse.

Le rapport se positionne clairement.

« Le flot de déchets en Haïti est principalement de 65 à 75 % organique...c’est pourquoi, les déchets organiques, contenant beaucoup d’eau, ne sont pas de bons intrants pour la combustion et la gazéification», proclame-t-il.

Le dernier problème pour les adhérents du Phoenix est la question des risques pour l’environnement et la santé. Parce qu'ils sont si importants, il y a un mouvement international anti-incinération qui n’épargne pas les villes comme Washington, DC. Les raisons ? Les incinérateurs peuvent émettre un cocktail de centaines de produits chimiques et de métaux lourds tels que le mercure, l’arsenic et le plomb. [Télécharger le GAIA Factsheet - pdf]

Selon l’Alliance globale pour l’alternative à l’incinération (GAIA), « dans certains pays, comme le Mexique, le Brésil, le Chili et  l’Argentine, il y a même des lois et ordonnances au niveau des municipalités qui interdisent l’incinération des déchets ».

Malgré tout, le représentant local de l’IEP a déclaré que l’installation de cette usine n’aura aucun effet négatif sur l’environnement ou la santé.

« Après l’incinération des déchets, on traitera les fumées à l’aide d’un système de filtrage très sophistiqué. Cela permettra que des métaux dangereux et parfois précieux  soient enlevés », explique-t-il. « Nos émissions seront moins toxiques que celles provenant des centrales électriques existantes… et moins toxiques que la fumée résultant des ordures qui sont brûlées à ciel ouvert. »

Mais les organisations anti-incinération comme GAIA souligne que « même les incinérateurs les plus avancés au niveau technologique peuvent libérer des milliers de polluants qui contaminent l'air, le sol et l'eau ». L’organisation cite à l’appui de nombreuses études.

L’oiseau, renait -il de ses cendres ?

L'avenir du Projet Phoenix reste incertain. 

L’EDH est en faillite. Les deux études restent inachevées. L’OPIC n'a pas encore donné le feu vert. En plus, beaucoup se demandent si un gouvernement qui ne peut pas empêcher l'abattage illégal d'arbres et l'utilisation d’emballages en plastique (interdite l'année dernière) peut surveiller adéquatement une usine d'incinération.

L’IEP réclame l’intérêt et même l’appui de plusieurs instances tant en Haïti qu’à l’extérieur, mais AKJ a découvert beaucoup de réserves. Et beaucoup de risques. 

L’employé de l’IFI pense que toutes les critiques présagent que « le projet mourra de lui-même ».

Peut-être.

Mais, peut-être aussi, si les autorités haïtiennes et internationales continuent de se réunir à huis clos, de mettre au point des projets sans transparence, et persistent dans la pratique de l’anonymat, ce Phoenix, comme son homonyme, continuera à renaître de ses cendres.

 

* NB : IEP reconnait que l’option lignite n’est pas définitivement écartée, d’après Edward Rawson de l’IEP  qui a écrit à AKJ le 10 décembre 2012 : « La création d'une mine [de charbon] et son exploitation en partenariat avec le gouvernement d'Haïti continue de faire partie de l'accord actuel entre l'IEP et GOH. Cela peut éventuellement conduire à la construction d'une centrale électrique près de Maïssade. »)

Le représentant local de l’IEP remarque que « les étrangers nous ont refusé l’utilisation de ‘lignite’, parce qu’il est trop polluant. Cependant, dans tous leurs pays, ils utilisent le charbon… D’ailleurs, c’est le charbon qui a fait la richesse du Pittsburgh, par exemple ! »

 

Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines/Université d'Etat d’Haïti.

Friday
Dec212012

Commerce Haïti-République Dominicaine : Exportation ou exploitation?

Port-au-Prince,  HAITI, 21 déc. 2012 – «Tous sont achetés sur la frontière haïtiano-dominicaine : la carotte, le mirliton, l’aubergine, les choux, le piment, les œufs, le salami, tous. C’est la frontière qui soutient le pays », explique une marchande débout devant son étalage plein à craquer.

Cette marchande – qui a refusé de donner son nom par crainte de représailles des autorités douanières haïtiennes pour le non-paiement de taxes – vend des produits alimentaires au grand marché de la Croix des bossales, le plus grand marché public de la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Chaque jour,  des centaines de vendeurs et d’acheteurs s’empilent sur cette vaste terre sale, bruyante, située à quelques pas du principal port du pays.

Une scène typique - des monticules de produits dominicains en vente dans
un marché de Pétion-ville.
Photo: Jude Stanley Roy/AKJ

Des montagnes de pâtes dominicaines, des tours d'œufs dominicains, des monticules de plantains dominicains et des piles de pâtes de tomate, ketchups, mayonnaises et autres préparations alimentaires sont partout. Même situation dans les supermarchés haïtiens.

Au même titre que la marchande de légumes, les autres marchandes et marchands sont tous entourés de toutes parts. Des produits, il en existe. Mais, la quasi-totalité n’est pas produite dans le pays... et la majorité vient de la République Dominicaine. 

C’est la même situation aux marchés de Tabarre, de la Croix-des-bouquets et de Salomon, d’après une enquête effectuée par Ayiti Kale Je (AKJ), un partenariat médiatique qui se concentre sur la reconstruction en Haïti.

Dans ces quatre marchés clés de la capitale haïtienne, les produits haïtiens ne sont pas très évidents.

Une tour d'œufs dominicains à côté de mayonnaise dominicaine et de
pâte de tomate haïtienne.
Photo: Jude Stanley Roy/AKJ

« Nous ne les trouvons pas. Ils n’existent presque pas », d’après une commerçante assise à côté d'un tour de cartons gris remplis d’œufs dominicains.

Dans les quincailleries, un phénomène similaire. Les sacs de ciments dominicains atteignent le plafond. Dans la plupart des huit magasins visités, les vendeurs ont indiqué que le ciment dominicain se vend mieux que le ciment dit « haïtien ». (En fait, c’est du ciment importé en gros et mis en sac en Haïti.)

« Le ciment haïtien est beaucoup plus cher, mais il est de qualité. Contrairement au ciment dominicain qui est moins cher, mais pas de qualité », d’après un travailleur de GB Hardware. Tandis que chez Alliance Distribution S.A., on dit que la livraison du ciment dominicain « est plus rapide et donne moins de difficulté ».

Le flot de produits venant de la République Dominicaine qui arrive en Haïti, résulterait-il d’une simple exportation ou d’une exploitation de la faiblesse de l'économie d'Haïti après le dévastateur tremblement de terre?

Le séisme, a-t-il ébranlé les relations économiques ?

Le 12 janvier 2010,  un séisme a frappé Haïti et a fait près de 200 mille morts et jeté des milliers de personnes dans les rues. Selon les estimations de la Banque mondiale (BM), environ 8% du stock en capital a été détruit. Pour le secteur agricole, le pays a connu une perte de US $ 8 millions, selon le gouvernement haïtien.

En plus des pertes au niveau de l’agriculture et des dommages dans les infrastructures routières, des dégâts ont été enregistrés dans les structures d’irrigation dans les zones proches de l’épicentre du séisme. La nécessité de nourrir la population ajoutée aux besoins immédiats des acteurs internationaux dans leur travail d’urgence a été bénéfique aux secteurs industriel et agricole dominicains, selon une représentante d’une association industrielle dominicaine.

Le séisme a eu « des effets positifs pour l’industrie, surtout en ce qui a trait aux matériaux de construction », admet Madame Circé Almanzar Melgen, vice-présidente exécutive de l’Association des Industries de la République Dominicaine (AIRD).

En tant que voisin d'Haïti, la République dominicaine, ses entreprises et les agriculteurs étaient « au bon endroit et au bon moment », comme on dit. Mais déjà à la veille de la catastrophe, le voisin d’Haïti se plaçait en bonne position.

En 2000, le pourcentage d’exportation vers Haïti représentait 3% de toute l’exportation dominicaine. Neuf ans plus tard, soit en 2009, Haïti achetait 15% de toute l’exportation dominicaine, d’après Haití, República Dominicana: Más que la Suma de las Partes, un rapport de la Banque mondiale (BM) publié en 2012.

Dans un commentaire qu’elle a écrit le 5 juin 2012 sur cette étude de la BM, une représentante du gouvernement dominicain observé que deux années après le tremblement de terre que « les exportations dominicaines vers Haïti ont considérablement augmenté en passant de US $647.3 millions en 2009 à US $869.23 millions en 2010 et US $1,013 millions en 2011. »

Madame Magdalena Lizardo, travaillant au Ministère de l’Economie, de la Planification et Développement continue et note : « Si l’on exclu les importations de zones franches, depuis 2010 Haïti est la première destination des exportations nationales, qui ont atteint une valeur de US $ 575.6 millions en 2011, légèrement supérieure au US$ 570.8 millions exportés vers les Etats-Unis. »

« Haïti représente le marché le plus important pour la République Dominicaine pour sa proximité et pour la  facilité qu’il y a de pouvoir pénétrer sur son marché », consent Madame Almanzar.

Un camion de ciment dominicain en dehors d'un chantier de reconstruction
à Port-au-Prince.
Photo: Jude Stanley Roy/AKJ

Pour sa part, Maria Isabel Gasso, présidente de la Chambre de commerce et de production de Santo Domingo, est clair sur la raison de l’augmentation.

« L’augmentation s’est fait, parce que premièrement vous avez des besoins, s’il y a un marché qui achète, il n’a pas de fournisseurs qui vendent. C’est à cause, des produits que vous avez besoin d’eux Si des fabriques, des industries  ont souffert à cause de ça [le séisme], alors le besoin se fait encore plus sentir», dit-elle.

Déficit commercial croissant

Indubitablement, Haïti est dans le besoin.

Le pays accuse un déficit commercial croissant depuis les années 1970. Auparavant, il était en grande partie auto-suffisant au niveau alimentaire, ciment et d'autres produits.

Cependant, l’économie haïtienne est caractérisée par l’extraversion depuis avant son indépendance en 1804, ce qui veut dire que les différents gouvernements qui ont succédé à la révolution ont très rarement développé une politique qui pourrait permettre et encourager des industries nationales et une agriculture moderne qui pourrait aider à  faire face à une population croissante.

Les élites locales gagnaient leur vie en majorité par l'exportation de matières premières (café, cacao, indigo, sucre, etc.) et l'importation des aliments transformés et des produits finis.  

Haïti n'a pas suivi la tendance de promouvoir les industries de « substitution aux importations » qui a balayé soi-disant les anciennes colonies de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie dans les années 1950 et 1960. La politique de substitution à l’importation a permis aux industries locales de se développer sous la protection d’un niveau de tarif élevé et autres avantages conférés par les  gouvernements.

« On a un modèle de croissance qui affaiblit les secteurs productifs au profit des importations et des importateurs. De nos jours, on a une économie largement tributaire des décisions des importateurs. Celui-ci reproduit un modèle consolidé déjà  au 19e siècle.  Nous sommes encore sous ce même régime. Et ça s’est intensifier », analyse l’économiste Camille Chalmers, professeur à l’Université d’État d’Haïti et directeur d’une plateforme prônant un « développement alternatif ».

Cependant, de l’autre coté de la frontière, le pays voisin a fait différemment en soutenant des industries nationales.

« Le modèle en RD est vielle de 50-60 ans », d’après Madame Gasso de la Chambre de commerce de Santo Domingo. « Ils ont eu un certain temps des lois de promotions, des lois inventives de production et d’exportation, les lois de zones franches. Ce sont des industries qui sont là depuis des années, qui ont eu la chance de bénéficier des promotions d’exportation et des promotions de la production nationale.»

Une politique néolibérale dévastatrice

L’application des politiques néolibérales – la réduction des tarifs protectifs, la privatisation des industries d'État, la réduction des services publics, et d’autres politiques –  implémentées à la fin du 19è siècle, ont été aussi des coups durs pour l’économie haïtienne déjà en souffrance.

Les tarifs sur les produits agricoles et alimentaires ont commencé par baisser en 1982. La baisse s’est accélérée en 1995 où la majorité des tarifs sont tombés à 0%.

Graphique comparant les niveaux de certains tarifs protecteurs d'Haïti.
Source: USAID Office of Food for Peace Market Analysis, 2010

Actuellement, Haïti a le tarif le plus bas de toute la Caraïbe.

Cette réduction radicale faisait partie d'un accord de 1994, communément appelé « le Plan de Paris », entre le gouvernement de Jean Bertrand Aristide en exil avec les institutions multilatérales (notamment la BM et le Fonds Monétaire International - FMI) et les pays dits « amis d'Haïti » (entre autres les États-Unis, la France, et la Canada). 

Cet accord a été vu comme quid pro quo. Le gouvernement d’Aristide devait appliquer une série de politique néolibérale radicale en échange de son retour au pouvoir en 1994. (M. Aristide a été renversé par un coup d'État sanglant, soutenu par les élites locales et par le US Central Intelligence Agency, en 1991.) 

Depuis 1995, la balance commerciale déficitaire haïtienne ne cesse d’augmenter de concert avec la quantité de produits alimentaires importés. Toujours en 1995, la balance commerciale haïtienne était plus de -US$500 millions. D’après le gouvernement haïtien, ce chiffre a augmenté pour atteindre -US$813 millions en 2000, et il élèvera à plus de -US$ 2,2 milliards, selon le FMI dans un rapport publié en aout 2012.

Marie Yolène Meritus, marchande du vin, d’œufs, de l’assaisonnement,
de la pâte de tomate, des pâtes, et des cubes boullions dominicaines,
vêtue d'un dossard de la marque “El Crillolito” devant son étal au marché
de Croix des Bouquets. « Nos produits ne sont pas compétitifs. Les produits dominicains sont moins chers et nous permettent de tirer plus de profit. »

Photo: AKJ

Le déficit alimentaire, en termes de dollars, était de -US$242 millions en 2000. Sept ans plus tard, soit en 2007, il était de -US$342 millions. En 2005 déjà, près de 57% des produits alimentaires consommés en Haïti étaient importés, selon le Ministère Haïtien de l’agriculture.

Ce chiffre est sans doute plus élevé aujourd'hui.

Luc Espéca, directeur général du Ministère de Commerce et d’Industrie, reconnait ces dommages.

« L’importation cause de grands impacts sur les producteurs locaux… Ils travaillent, mais le marché est envahi [par des produits moins chers]. Les producteurs ne trouveront pas de prix pour leur production. Or lorsqu’on produit et on ne peut rentrer son argent, ça devient décourageant», persiste-t-il.

Les importations et la baisse des tarifs ne sont  pas les uniques raisons expliquant que la production agricole n’arrive pas à suivre la croissance démographique. Entre autres raisons citons, le manque d’investissement du secteur public et privé, le système de l’exploitation foncière un peu confus et désuet, comme le souligne de nombreux rapports.

Mais, la baisse des tarifs constituait un coup dur.

« Quand on ouvre son marché sans construire de nouvelle capacité de production, on ne fait que détruire sa propre production. Les produits dominicains se vendent moins cher. Il faut produire en quantité pour être rentable », rappelle M. Chalmers.

M. Espéca du Ministère haïtien du commerce se voit obligé d’abonder dans le même sens :

« Il n’appliquait pas un système favorisant la production nationale. Alors, ce qu’ils n’ont pas compris c’est que c’est la production nationale à l’intérieur du pays qui peut créer de la richesse. On ne peut pas ouvrir ses marchés laissant rentrer tous les produits pensant qu’on va créer des richesses… Je crois qu’une grave erreur a été commise.  »

L’imposition des politiques néolibérales a eu d’autres impacts sur l’économie.

Dès son retour en 1994, le gouvernement Aristide se voyait obligé de vendre les entreprises de l’État, dont Le Ciment d’Haïti. C’est une évidence que l’usine n’a pas été rentable durant les turbulentes années qui ont suivi la fin de la dictature de Duvalier (1987-1991), du fait que le régime précédant l’utilisait comme une vache à lait et n'a jamais investi dans son entretien et sa modernisation.

Toutefois, le gouvernement Aristide  avait un plan visant à le rendre rentable. Tous les matériaux en brut servant à la production du ciment existent en Haïti, qui est pour la plupart un pays fait de calcaire. Cependant, le Plan de Paris faisait l’obligation à l’État haïtien de les vendre. Les nouveaux propriétaires n’ont jamais investi dans l’usine et ont de préférence opté pour l’utilisation du wharf  et des bâtiments pour importer et mettre en sac le ciment étranger.

« Je me rappelle, quand j’étais de retour en Haïti en 1976, nous savons produire tout et tout : Le tuyau, le ciment, etc. », se souvient Emile « Aby » Brun, vice-président de la division architecture et urbanisme au sein de Tecina S. A., une firme de construction et d’architecture haïtienne vielle de près de 30 ans. 

M. Brun regrette qu’Haïti ne produise plus le ciment.

Ciment d’Haïti « vient grossir la liste de laquelle fait partie la Téléco [compagnie de téléphonie de l’État], comme cela s’était produit pour la farine. Cette même situation s’est présentée pour tout, aux œufs, aux poules, aux bananes et aux figues », estime M. Brun.

 

Un travailleur décharge du ciment dominicain devant une quincaillerie à Pétion-Ville, Haïti. Le Ciment Kolos est fabriqué en République dominicaine et importé par
le Groupe Gilbert Bigio, une société haïtienne.
Photo: Jude Stanley Roy/AKJ

M. Brun a par ailleurs critiqué durement les « capitalistes » haïtiens.

« Le capitaliste haïtien comprend qu’avec l’instabilité se répétant dans le pays et une succession de gouvernements corrompus. Les gens qu’on appelle ‘’industriels’’ ne sont pas de vrais industriels. Il n’est pas là pour prendre des risques, pour s’attendre 10 ans, 15 ans pour faire des bénéfices. Trois-quarts d’entre eux sont des commerçants, des détaillants ».

Ayiti Kale Je ne pouvait pas trouver des données sur la quantité de ciment dominicain exporté vers Haïti, mais elle a pu découvrir des informations au sujet de l’industrie de ciment de l’autre côté de la frontière. Il existe 6 compagnies principales avec 15 000 emplois, et le ciment représente à peu près 21% de l’exportation dominicaine, selon Asociación Dominicana de Productores de Cemento Portland. En aout 2012, l’association a annoncé que « les exportations de ciment vers d’autres marchés ont augmenté de 34.2 % en comparaison de la même période de l’an passé. »

Quelle « destination » pour la production haïtienne ?

Les constats effectués des deux côtés de la frontière sont les mêmes. La production haïtienne est incapable de satisfaire la demande interne du marché et les producteurs dominicains capitalisent sur cette faiblesse de plus en plus, ce surtout après le séisme de janvier 2010.

Plusieurs acteurs appellent au gouvernement haïtien à favoriser la production nationale.

« Il y a une situation où l’État haïtien ne défend pas les acteurs économiques haïtiens.», reconnait M. Chalmers, économiste et professeur à l’Université d’État d’Haïti.

De l’autre côté de l’Ile, la Présidente de la Chambre de commerce et de production de Santo Domingo, est presque du même avis.

« Moi, je voudrais voir des produits haïtiens ici, mais c’est au gouvernement haïtien de s’assurer que ça soit fait en Haïti pour l’exportation », dit Mme. Gasso. « Il doit avoir un plan. Quand un bateau sort du port sans destination, il n’arrive nulle part ».

Entourée de montagnes de légumes dominicaines, assise à coté de ses collègues vendant des pates et des œufs dominicains, la marchande de légumes est d’accord avec Mme. Gasso, de la chambre de commerce de Santo Domingo. Elle souhaite voir un changement, mais elle reste pessimiste. 

« Il doit avoir un changement. D’ou sortirait ce changement? Je ne  vois pas. On est des beaux parleurs », dit-elle sur un ton déçu. «  Il faut une prise de conscience pour ôter le pays de cette situation accablante ».

 Milo Milfort/Ayiti Kale Je


Ce reportage est réalisé dans le cadre du projet « Nouveaux regards sur la réalité dominico-haïtienne : Journalisme en Plus et en Mieux », financé par l’Union Européenne et coordonné par la Chaire UNESCO en Communication, Démocratie et gouvernance à la Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra à Saint-Domingue, République Dominicaine. 

Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines/Université d'Etat d’Haïti.

Thursday
Dec202012

Le « succès » de la Banque mondial sape la démocratie 

Port-au-Prince, Haïti, 20 décembre 2012 – Un projet de développement communautaire de 61 million $ US de la Banque Mondiale, mis en œuvre dans la moitié d’Haïti sur une période de huit ans, a produit des résultats concrets : réfection de routes, construction d’écoles et distribution de bétail.

Cependant, il semble aussi avoir miné un État déjà anémique, fragilisé le « tissu social », réalisé ce qu'on pourrait appeler la « réingénierie sociale et politique», et soulevé de nombreuses questions de gaspillage et de corruption. De plus, comme il a favorisé la création de nouvelles ONG (organisations non gouvernementales), il contribue à renforcer la réputation de « république d’ONG » en Haïti.

Lire la série en trois parties

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 Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines/Université d'Etat d’Haïti.

Tuesday
Dec042012

Réouverture d’une radio communautaire après un mouvement de protestation

Port-au-Prince,  HAITI,  3 décembre 2012 – Réouverture le samedi 1er décembre 2012,  grâce à un mouvement de mobilisation de plusieurs stations de radios, organisations de médias et organisations travaillant pour la liberté de la presse, d’une radio communautaire dans la ville des Cayes (Sud) qui a cessé d’émettre pendant près d’un mois à cause d’une mise sous scellé par le gouvernement.

Le vendredi 9 novembre 2012, le Conseil National de Télécommunication (CONATEL), l’instance publique de régulation des radios, a procédé à la fermeture du local de la Radio Vwa Klodi Mizo (RVKM),  une station de radio communautaire chapeautée par le Mouvement Unité Populaire des Cayes (MUPAC), émettant depuis 1er  mai 1996.

La radio VKM, qui tire son nom d’un professeur et militant démocratique assassiné pendant le sanglant coup d’état contre le Président Jean-Bertrand Aristide (1991-1994), est bien connu dans la ville des Cayes pour ses travaux au niveau du département du Sud d’Haïti.

D’après la Société pour l’Animation et la Communication Sociale (SAKS en créole), la loi sur les télécommunications en vigueur actuellement date de la dictature Duvalier (1977) et ne reconnait pas les radios communautaires. C’est dans le but de régulariser la situation de ces radios que la SAKS, l’Asosyasyon Medya Kominotè Ayisyen (AMEKA), le Rezo Fanm Radyo Kominotè Ayisyen (REFRAKA) et d‘autres organisations ont élaboré depuis 2007 une proposition de loi qui est actuellement en discussion au Parlement.

« Non à la fermeture des radios communautaires! » Photo: M. Milfort/AKJ

« Nous recevons cette décision avec contentement. Elle est la bienvenue… C’est un pas important dans la lutte pour la liberté de la presse en Haïti », estime M. Jean Claudy Aristil, secrétaire général du conseil d’administration et directeur de la salle de nouvelle de RVKM, joint par téléphone.

La fermeture de la radio a été dénoncée avec véhémence dans plusieurs communiqués d'organisations nationales et internationales, et aussi avec une manifestation organisée le 28 novembre 2012.  Plusieurs dizaines de membres de radios communautaires venant de plusieurs provinces, d’étudiants, et représentants de diverses organisations ont investi certaines rues de Port-au-Prince pour protester devant le local du CONATEL et du Ministère haïtien de la Communication.

« Les radios communautaires sont le résultat de luttes des secteurs démocratiques et populaires. On ne peut procéder à leur fermeture »,  « Vive la liberté de la presse, non à la censure », « La censure est à la démocratie ce que le citron est au lait », tels sont entre autres les slogans scandés et écrits sur les principales pancartes des manifestants.

 « Le (CONATEL) s’appuie sur un prétexte de légalité pour procéder à la fermeture  de VKM », proteste Sony Estéus, directeur général de la SAKS en créole, institution qui appuie les radios communautaires en Haïti.

Au cours de la marche, des responsables d’associations de radios communautaires ont été invités au Ministère haïtien de la Communication pour parler au Ministre Ady Jean Gardy.

« La censure (un museau) est à la démocratie ce que le citron
est au lait »
Photo: M. Milfort/AKJ

Cette rencontre et autres négociations pendant la semaine dernière ont abouti à la réouverture de la radio le samedi 1 décembre, et tous les radios communautaires seront permis d’émettre « grace à une autorisation qui sera publiée par le CONATEL… en attente de la publication de la loi régissant le secteur », d’après M. Aristil de RVKM.

SAKS, qui fournit la formation et d'autre appui aux radios communautaires depuis 1992, se montre prudemment satisfait par les mesures prises par le gouvernement.

« Nous avions déjà fourni la liste [45 radios communautaires] aux diverses instances concernées, dont au CONATEL, au Ministère de Communication », confirme la journaliste Claudja Jeanne Jocelyn, de SAKS.

 

 Milo Milfort / Laboratoire du Journalisme et Ayiti Kale Je  (AKJ)

 RVKM est une des dizaines de radios communautaires à travers le pays partenaires d’AKJ.

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