Le programme gouvernemental « école gratuite » – une victoire ?
Port-au-Prince, 13 février 2013 – Un peu partout à Port-au-Prince et dans les villes de province, des affiches annoncent : « PSUGO, une victoire pour les élèves ». De belles photos montrent des élèves en uniformes, sourire aux lèvres.
Le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (Psugo) veut scolariser « plus d’un million d’enfants » pendant cinq ans, selon le Ministère de l’éducation nationale et de formation professionnelle (Menfp). Ce programme, qui coute environ 43 millions $ US chaque année, représente-t-il véritablement une « victoire » pour les élèves ?
A Port-au-Prince et à Léogâne et à Croix-des-Bouquets (Ouest), beaucoup d’insatisfactions et de problèmes sont enregistrés, selon une enquête conduite par Ayiti Kale Je durant deux mois. Outre les soupçons de corruption, le montant alloué aux écoles pour chaque élève est très insuffisant, les paiements n’arrivent pas à temps et les professeurs ne sont pas bien rémunérés. De plus, les écoles visitées n’ont pas reçu de matériels, comme promis, pour assurer un minimum d’éducation.
Un enseignant répète des mots aux élèves qui n'ont pas de manuels scolaires ou
de fournitures, dans une école nationale à Darbonne. Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val
« Dans mon cas, le Psugo est un échec ! Car, l’année dernière nous avons été victimes. L’un de nos malheurs a été le retard dans le décaissement. A cause de cela, nos professeurs nous ont quittés », lâche Jean Clauvin Joly, directeur du Centre culturel du divin roi, une école privée à la Croix des Bouquets à 15 km. au nord de Port-au-Prince.
Dans cet établissement, la 1ere et 2e années fondamentales partagent la même salle et la même professeure, Francie Dérogène. Cette salle est séparée des autres par un panneau contreplaqué lequel sert en même temps de tableau. Dérogène ne dispose pas de bureau pour déposer ses matériels de travail, empilés sur une chaise en plastique. En face d’elle, assis sur quatre bancs, dix élèves répétent en chœur : « un ananas, un melon… ». C’est de cette manière qu’elle dispense son cours d’orthographe.
Des élèves à l’Institution mixte du temple d'adoration de Léogâne, une école privée.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val
« L’Etat garantit le droit à l’éducation »
Durant les dernières élections présidentielles, « Lekòl gratis » ou « l’école gratuite » a été un des leitmotivs du chanteur-candidat Joseph Michel Martelly, devenu président de la République le 14 mai 2011.
L’engagement de scolarisation gratuite en Haïti n’est pas seulement le serment d’un politicien ; c’est aussi et surtout une obligation faite par la Constitution de 1987 en son article 32 qui stipule que « l’Etat garantit le droit à l’éducation » et « L'éducation est une charge de l'Etat et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l'école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des Enseignements des secteurs public et privé. »
D’après le Menfp, le Psugo devrait payer les frais scolaires pour les élèves qui sont en 1er et 2e cycles (école fondamentale) : 250 gourdes (6 $ US) pour chaque élève dans les écoles publiques et 3,600 gourdes (90 $ US) pour chaque élève dans les établissements privés. (En Haïti, la majorité des institutions scolaires – à peu près 80 % – sont privées.) A part le paiement des frais scolaires, le Psugo promet de créer de nouvelles écoles et de s’assurer que tous les élèves aient des fournitures classiques et des matériels didactiques.
Une banderole annonce que 1, 287,214 enfants sont sur les bancs d’école gratuitement.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val
Dans plusieurs coins de la capitale et dans tout le pays, sur des affiches géantes, à la radio, à la télévision, dans les journaux et réseaux sociaux, pullulent des publicités du Psugo. Celles-ci clament que le programme atteint 1, 021,144 enfants.
AKJ n’a pas pu confirmer ce chiffre, sur la véracité duquel planent beaucoup de doutes, d’abord et avant tout parce qu'il est un des nombreux chiffres qui circulent. Dans une entrevue accordée au quotidien « Le Nouvelliste » en décembre 2012, un cadre du Menfp proclame que le gouvernement a envoyé à l’école 1, 287,814 élèves pour l’année académique 2012-2013. D’où proviennent les 250,000 élèves supplémentaires? De plus, le Menfp déclare publiquement avoir touché 837,489 élèves lors de l’année académique précédente (2011-2012). Cependant, dans un document officiel du gouvernement livré au Fond monétaire international (Fmi) au mois d’août 2012, on notait 165,000 enfants bénéficiaires. Par ailleurs, il semble qu’aucune supervision externe et interne ne soit assurée, ce qui peut ajouter aux doutes.
Un « tweet » du premier ministre Laurent Lamothe en décembre 2012 dans lequel
il vante que « 84 % d’enfants sont sur les bancs de l’école actuellement contre
52 % dans le passé. » [NB - Chiffres non vérifiés]
La provenance du financement du programme soulève encore plus d’interrogations. Selon le gouvernement, le Psugo est financé en grande partie par « le trésor public, les taxes prélevées sur les appels internationaux et les transferts d’argent de la diaspora vers Haïti », prélèvements que plus d’un qualifient d’illégaux. Le Fonds National pour l’Education qui devrait être créé pour recevoir les prélèvements n’a pas encore reçu l’approbation du parlement haïtien. Nombreux sont les rapports notant que l’argent collecté pour ce fonds reste bloqué.
Bien que la légalité des prélèvements ne soit pas considérée, beaucoup de mystères persistent sur la quantité d’argent collecté et dépensé jusqu’à date. En mai 2012, un officiel a indiqué que le gouvernement a dépensé, pour la première année scolaire 900 millions de gourdes, soit à peu près, 22 millions $ US. Par contre, une autre information diffusée par le Menfp a mentionné que 490,000 des 837,489 élèves sont scolarisés dans des écoles publiques, et les 347,489 autres, dans des institutions privées. Si le coût est 90 $ US (ou 3,600 gourdes) pour chaque élève, le ministère devrait payer 31, 274,010 $ US ou 1, 313, 508,000 gourdes pour les enfants des écoles privées seulement, un chiffre nettement supérieur aux 900 millions de gourdes qu’il dit avoir dépensé. [voir aussi « Haïti Liberté », 23 janvier 2013].
AKJ n’a pas eu accès au budget du Psugo et n’a pas pu visiter les 10,000 écoles inscrites (prétendument) dans le programme. Cependant, les résultats de l’enquête ont fait ressortir des raisons pour lesquelles les autorités, et le peuple haïtien, devraient hésiter à crier « victoire ».
Le PSUGO n’a pas tenu ses promesses
Jean Marie Monfils, professeur et directeur d’une école à Léogâne, située à 30 kms. de Port-au-Prince, relève, d’un air furieux, les fausses promesses du Psugo : « Ils ont parlé d’uniforme, de cantine scolaire, et d’autres choses encore. Mais, à ce jour, on n’a encore pratiquement rien trouvé. On est des ‘oubliés’ à Léogâne ».
Un enseignant répète des mots aux élèves qui n'ont pas de manuels scolaires ou
de fournitures, dans une école nationale à Darbonne. Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val
L’expérience du professeur Monfils n’est pas unique. Hercule André, âgé d’une cinquantaine d’années et directeur d’une école nationale à Darbonne à Léogâne, salue cette initiative. Toutefois, il ajoute que « le seul bénéfice que peuvent soutirer les enfants, c’est qu’ils ne paient pas. A part cela, il n’y a rien. Les enfants viennent à l’école, mais n’ont pas de livre comme promis pour suivre les cours ».
En janvier, plusieurs professeurs d’Anse-à-Pitre, dans le sud-est du pays, contractuels du Psugo, affirment ne pas recevoir de salaire depuis octobre 2012.
« Depuis quatre mois, nous travaillons sans aucune rémunération », a déclaré le professeur Jean-Rony Gabriel à l’agence en ligne AlterPresse. « J’ai une famille dont je dois m’occuper. Je parcours plusieurs kilomètres à moto avant d’arriver sur les lieux de mon travail ».
L’enquête d’AKJ dans la capitale et dans la région de Léogâne ne contredit pas ces témoignages. Parmi 20 écoles visitées, seulement deux reconnaissent avoir reçu des fournitures et des matériels didactiques. En plus, parmi les 20 directeurs ou responsables interrogés en novembre 2012, dix semaines après la réouverture des classes en Haïti, presque tous – 16 sur 20 – n’ont pas reçu le troisième versement pour l’année scolaire 2011-2012, et 19 sur 20 affirment n’avoir encore rien reçu pour l’année en cours.
« On ne peut affirmer jusqu'à présent, si on fait partie de ce programme ou non. Actuellement [novembre 2012] on n’a encore rien obtenu des responsables », admet Monfils.
« Il y a eu un problème très grave : beaucoup d’écoles qui ont signé leur contrat d’appartenance au Psugo n’avaient pas pu trouver ce qui leur était dû pour l’année académique 2011-2012. Mon école a beaucoup souffert dans ce dossier », ajoute-t-il, désespéré.
La Confédération nationale des éducateurs et éducatrices haïtiens (Cneh), l’un des syndicats nationaux, a fait le même constat.
« Parce que les dirigeants n’ont pas décaissé l’argent à temps, les directeurs d’école étaient dans leurs petits souliers. Ils n’ont pas trouvé de quoi payer les professeurs », note Edith Délourdes Delouis, enseignante et secrétaire générale de la Cneh.
« Virage vers la qualité »
Un autre défi du Psugo, c’est la qualité de l’éducation que reçoivent les écoliers. Pour l’année en cours, le refrain entonné par le ministère est : « Virage vers la qualité », avec plus de supervision.
« Le ministère a très clairement mis l’accent sur la qualité. Accès oui, mais amélioration de la qualité, parce que l’éducation n’aura de sens que quand elle est de qualité », d’après Miloody Vincent, responsable de communication du Menfp. « Ce nouveau départ consiste à former de meilleurs professeurs, faire une dotation de matériels scolaires aux enfants et surtout veiller à la formation des enfants dans les écoles ».
« On mettra un accent particulier sur la supervision scolaire », ajoute Elicel Paul, coordonnateur du Psugo dans une autre interview. Et le président Martelly, lui aussi, s’est prononcé abondamment sur la question de la « qualité », lors de la distribution d’une centaine de motocyclettes aux responsables des directions départementales d’éducation.
« Il ne s’agit pas de mettre seulement les enfants à l’école, il faut s’assurer de la qualité de l’éducation et des services offerts aux élèves », soutient le chef de l’Etat le 15 mars 2012.
Toutefois, l’enquête d’AKJ a révélé que les écoles participant au Psugo fonctionnent presque sans aucune supervision. Sur les 20 écoles, 25 % n’ont reçu aucune visite d’inspecteurs pour l’année scolaire 2011-2012, et seulement 24 % affirment en avoir reçu une seule visite.
Guillaume Jean, directeur du Collège chrétien de Léogâne, l’affirme sans ambages : « On n’a pas reçu de visites d’inspecteurs. Ils ont seulement appelé pour avoir quelques informations. »
Erreurs et fraudes ?
Peut-être en raison de son budget faramineux, le programme Psugo semble avoir attiré les tricheurs.
En juillet 2012, plus de 5 millions de gourdes (plus de 119,000 $ US) de la somme prévue pour le Psugo à Port-de-Paix, dans le département du Nord-Ouest, ont été détournées. Selon plusieurs médias, le directeur du bureau régional du Menfp a fait passer un groupe d’adolescents pour des « directeurs d’école » afin d’obtenir des chèques de 200,000 ou de 300,000 gourdes. Le directeur impliqué dans ce scandale a pris la fuite en traversant la frontière haitiano-dominicaine.
AKJ ne dispose pas de moyens pour investiguer les éventuelles fraudes enregistrées dans le Psugo au niveau national, voire à Port-au-Prince. Toutefois, comme par hasard, il a pu découvrir une école dont le nom est inscrit sur la liste des établissements ayant reçu de l’argent du ministère et qui pourtant n’a jamais fonctionnée.
Une enseigne d'une école qui n'a jamais ouvert ses portes, mais
qui figure sur la liste des écoles payées par le Psugo l'année dernière.
Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val
« Bientôt Collège Justin Lhérisson », annonce une petite enseigne poussiéreuse à l’entrée de la route de Darbonne à Léogâne.
« C’était un projet d’un magistrat de la zone alors qu’il n’était que candidat. Maintenant qu’il a été élu, il n’est jamais revenu sur le projet ! », a lâché un voisin.
L’année dernière, l’Initiative de la société civile (Isc) s’est penchée sur le Psugo dans une étude, et a accusé le programme d’avoir créé plusieurs écoles fantômes, communément appelées, « écoles valises ».
« Nous avions fait une enquête qui a révélé qu’un tiers jusqu’à peut être un quart des écoles pour lesquelles on [l’État] a ouvert un compte courant n’avaient même pas donné leur approbation », d’après Rosny Desroches, directeur exécutif de l’Isc et également ancien ministre de l’éducation nationale.
Psugo : quelle éducation, pour quels enfants ?
La Constitution haïtienne de 1987 garantit le droit à l’éducation de qualité et gratuite. En dépit de ces problèmes de fraude, arriérés de salaires, matériels didactiques non-livrés, le programme de l’administration Martelly scolarise au moins une certaine quantité d’enfants, même si la quantité exacte reste inconnue. Mais dans quelles écoles, pour quelle qualité d’éducation et pour quels enfants ?
Une école publique du Psugo doit recevoir annuellement 250 gourdes tandis que celle dite privée, 3,600 gourdes : soit, par jour, moins d’une gourde (2 centimes US) pour une école publique et 22.5 gourdes (50 centimes US) pour celle dite privée.
Par comparaison, une année scolaire en cours primaire au Lycée Alexandre Dumas (une des meilleures écoles du système français en Haïti) coute plus de 100,000 gourdes (2,389 $ US), soit 625 gourdes par jour : Cela représente plus de 600 fois le montant par jour pour une école publique du Psugo, et près de 30 fois le montant par jour pour une école privée touchée par ce programme gouvernemental d’éducation. (Ce montant n’inclut pas l’assurance santé, le prêt d’ouvrage, et encore moins les fournitures scolaires.) Une école de niveau moyen, comme le Collège Le Normalien, coûte un peu plus de 20,000 gourdes (475 $ US), soit 125 gourdes par jour, pour la 1ère année fondamentale.
La professeure Delouis de la Cneh explique : « Dans le secteur privé, on a plusieurs catégories d’écoles. On a une catégorie pour les gens riches (très restreinte mais de meilleure qualité), une pour les pauvres, une pour ceux qui sont extrêmement pauvres, une pour ceux qui se débrouillent… alors que l’école devrait être le lieu de brassage de la société. »
Le professeur Haram Joseph, directeur d’une école à Darbonne, fait part de son insatisfaction.
« A mon avis, si le gouvernement continue sur la même lancée on aura des directeurs d’écoles pleins aux as, et finalement des enfants qui ne savent rien, » dit-il tristement.
Des élèves dans une école nationale à Croix-des-Bouquets. Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val
Dans une autre institution scolaire participant au Psugo et bénéficiant d’une assistance étrangère, il est midi. Sous un soleil de plomb, des dizaines d’écoliers travaillent. Relogée après le séisme de 2010, l’école nationale Charlotin Marcadieu fonctionne sous 14 tentes disposées en trois rangées. Sous les pieds des élèves, des graviers qui blanchissent leurs chaussures. Avant de retourner dans sa « salle de classe », un des professeurs lance d’un ton amère : « A partir de 10:00 du matin, les salles-tentes de cours deviennent des fourneaux. »