Les abris qui n'abritent personne
Les collines au-dessus de Léogâne, HAITI, 15 mars 2012 – Près de la moitié des abris d’urgence distribués par l’organisation britannique Tearfund dans deux sections communales dans les montagnes au-dessus de Léogâne restent inhabités par des bénéficiaires plus de six mois après leur construction.
C’est du moins ce que révèle une enquête menée par le partenariat de journalisme d’investigation Ayiti Kale Je (AKJ), dans la 10ème section Fonds d’Oies et la 12ème section Cormiers de Léogâne, l’épicentre du séisme.
Les journalistes ont trouvé que, parmi les 84 familles bénéficiaires, 34 n’habitent pas dans leurs nouvelles maisonnettes, et 11 familles ont reçu deux abris d’urgence de deux organisations humanitaires différentes.
Carte de l'ONU montrant l’épicentre du séisme. La zone de l'enquête est en violet.
Si 34 maisonnettes – construites pour 3 000 $US chacune, d’après Tearfund – restent inutilisées, ou, pire, sont « à louer », cela veut dire qu’au moins 102 000 $US ont été gaspillés, pendant que des dizaines de familles dans leur voisinage vivent toujours sous des tentes ou des bâches de fortune.
« Les abris d’urgence distribués dans la zone ne l’ont pas été équitablement, fulmine Rosemie Durandisse, une paysanne de 50 ans dont la maison de 4 pièces – où elle vivait avec son mari et leurs 6 enfants – a été détruite par le séisme. « La vie n’est pas trop rose pour moi (…). Je devrais trouver une maison, parce que [quand il pleut] les eaux de pluie nous rendent la vie dure ».
Rosemie Durandisse, accompagnée d’une de ses enfants, devant sa baraque.
Photo: Fritznelson Fortuné
L’organisation chrétienne The Evangelical Alliance Relief Fund ou Tearfund, œuvrant dans une cinquantaine de pays, est arrivée dans ces communautés de montagne après le 12 janvier 2010. Elle dit avoir construit 249 abris d’urgence (« Transitional Shelters » ou « T-Shelters ») dans quatre sections communales de Léogâne.
« Nos abris respectent ces normes [établies pour les logements post-désastre]», explique Kristie van de Wetering, directrice du programme de gestion des désastres chez Tearfund. « Nous tentons le plus que possible d’impliquer les bénéficiaires et les communautés dans notre travail ».
Ces maisonnettes de 18 mètres carrés, dont la base est en béton, l’ossature en bois et le toit en tôle, comportent deux petites chambres et une minuscule galerie. Leur prix de revient oscillerait autour de 3 000 $US chacune, sans les frais administratifs, d’après l’organisation.
Au cours des deux dernières années, les organisations humanitaires ont construit au total environ 110 000 T-Shelters en Haïti, au cout global estimé à 500 M$US, alors que le nombre de familles à la recherche d’un logis en raison du séisme dépassait les 300 000.
Pour obtenir un T-Shelter, ces familles devaient prouver qu’elles possédaient de la terre ou un bail à long terme. Or, près des deux-tiers des familles réfugiées après le séisme, soit quelque 200 000 familles, étaient des locataires. La solution axée sur les T-Shelters n’a donc pas manqué de créer une controverse. [Voir aussi Abandonné, comme un chien errant et Quelle planification pour les 1.3 million de déplacés?]
Un cadeau à louer
Au marché de Tombe Gâteau, le long de la route menant à Jacmel, deux abris d’urgence s’élèvent dans une même cour, à quelques pas des locaux de l’organisation bangladeshi BRAC. Celui fait de blocs de béton a été construit par BRAC, l’autre – en bois – est de Tearfund. Tous deux sont considérés par les riverains comme étant la propriété d’une seule et même personne, Cevemoir Charles, un cultivateur.
Un écriteau marqué des mots « À Affermer » se dresse sur la maison de BRAC.
Les deux nouvelles maisons de Cevemoir Charles, l'une de Tearfund
(gauche) et l’autre de BRAC (droite). Le signe “A Affermer" est au-dessus
de la maison de BRAC. Photo: Fritznelson Fortuné
Lorsque l’on tente de l’interroger, Charles se rebiffe et fuit vivement les journalistes, se contentant de grommeler « ces abris ne sont pas à moi, ils appartiennent à ma femme ».
Le cas de Charles n’est pas unique. Demandez à Résilia Pierre, une mère de trois enfants, qui vit avec son mari et deux autres personnes dans l’une des deux maisonnettes qu’elle a reçues – l’une de Tearfund et l’autre de BRAC. Ils habitent dans l’abri BRAC, et elle cherche ouvertement à louer celui de Tearfund.
« J’habite dans l’un des abris et l’autre est vide », dit-elle, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. « De temps en temps, je le nettoie et le balaie ».
Booz Serhum, officier de liaison communautaire chez Tearfund, affirme qu’il n’y a pas de cas de doublons.
« Nous tenons compte du fait qu’une personne a déjà reçu un abri d’une autre ONG, dit-il. C’est l’un des critères que nous voulons respecter partout, puisqu’il permet une juste répartition ».
Sa superviseure, van de Wetering, affirme de son côté que « l’un des éléments fondamentaux chez nous, c’est la coordination avec les autres organisations ».
Mais de quelle coordination parle Tearfund, au juste ? Car, dans les deux sections rurales visitées, cette coordination s’est, en pratique, révélée pour le moins inefficace dans la mesure où elle n’a pu empêcher plus d’une dizaine de doublons. Sans parler du fait que plusieurs bénéficiaires n’avaient aucunement besoin d’abri, plusieurs vivant d’ailleurs dans d’autres endroits, les mettant même en location.
Reproche réciproque
Le manque de coordination, des failles apparentes dans la méthodologie utilisée pour sélectionner les bénéficiaires, mais aussi mensonges et erreurs sont entre autres les raisons qui expliquent les maisonnettes vides et les victimes laissées à elles-mêmes.
La tente d’une famille à côté d'une maison endommagée.Photo: HGW
Les autorités locales sont d’ailleurs les premières à le reconnaître. « Des victimes se plaignent du fait que des gens qui ne sont pas dans le besoin ont reçu un abri alors que d’autres, encore plus vulnérables, n’ont rien eu », raconte Laurore Joseph Jorès, membre du Conseil d’administration de la section communale (Casec) de Cormiers.
« Beaucoup de victimes dont les maisons ont été détruites pensent que le Casec peut les aider à trouver un abri », ajoute-t-il.
Innocent Adam, coordonnateur du Casec de la 10e section communale Fonds d’Oies, se dit également au courant de la situation, mais s’estime impuissant.
« Nous ne pouvons rien faire et nous ne sommes pas responsables, explique-t-il. Notre tâche ne consistait qu’à donner des approbations foncières au gens ».
S’il ne revenait pas aux autorités de choisir les bénéficiaires, à qui donc incombait cette responsabilité ? Chez Tearfund, on dit que ce sont des comités communautaires établis avec l’appui de l’organisation après le séisme qui avaient le dernier mot en ce qui a trait au choix des bénéficiaires d’abris. Dans les comités communautaires, on dit que c’est Tearfund qui décidait de tout. Qui dit vrai ?
Chose certaine, Tearfund a d’abord effectué une enquête sur le terrain afin d’identifier au préalable les victimes réellement en situation de vulnérabilité.
« Nous mettions l’accent sur le revenu de la personne, ses conditions de vie, le nombre d’enfants à charge, son état de santé, etc. », précise Serhum.
Serhum prétend avoir été secondé dans son travail de terrain par ces comités communautaires. Mais, s’ils reconnaissent avoir œuvré avec Tearfund, des membres des comités nient cependant avoir eu le dernier mot.
« Le comité avait comme tâche d’informer les bénéficiaires choisis par Tearfund », réplique Févry Gérésol, membre du comité communautaire de Cormier. « Nous n’avions pas le pouvoir de choisir les bénéficiaires ! »
« C’était au comité de regarder la liste, rétorque van de Wetering. « Il connaissait la quantité d’abris disponibles pour donner dans les communautés. C’est le comité qui choisissait dans la liste les personnes devant bénéficier d’un abri ».
Selon Sanon Dumas, membre du comité communautaire de Fond-Oies, le groupe était seulement responsable du bon déroulement des constructions. Il devait aussi faire des rapports et informer Tearfund.
Sanon Dumas, membre du comité de Fonds d’Oies, dans un de ses champs.
Il se prépare à semer du maïs, du pois et d'autres denrées.
Photo: Fritznelson Fortuné
Cependant, il admet : « Si on a fait le choix des membres du comité, c’était pour aider Tearfund à choisir des gens parmi ceux dont les coordonnées avaient déjà été enregistrées dans l’ordinateur ».
Sa mère a reçu un T-Shelter. A date, il reste inoccupé.
Pièges, menteurs et questions
Pour certains, Tearfund a simplement été victime de duplicité.
« L’enquête a été faite par des personnes ignorant le contexte local », affirme Gérésol, du comité communautaire de Cormier. « Il y a des gens qui ont obtenu des abris par le biais de moyens détournés, dont le mensonge ».
Gérésol lui-même a obtenu deux T-Shelters de deux organisations différentes : Tearfund et la Croix-Rouge suisse.
Févry Gérésol, membre du comité communautaire de Cormier et professeur d'école,
en face de ses deux T-Shelters. Photo: Fritznelson Fortuné
Ne connaissant pas la zone, les enquêteurs envoyés par Tearfund – qui implémente d'autres projets dans la zone, dont la construction de 27 écoles temporaires, des puits, etc. – auraient été aussi piégés par des individus s’appropriant des maisons détruites, en faisant croire aux enquêteurs qu’elles leur appartenaient.
Tearfund n’écarte pas cette possibilité.
« Il peut arriver qu’il y ait des gens qui ne sont pas honnêtes, disant qu’ils n’ont pas de maison ou que telle maison leur appartenait, ou appartenait à leur famille. Cela peut se produire », admet Serhum. Il y a beaucoup de trucs utilisés dans la communauté… Il y a des choses qu’on ne peut découvrir. On peut se rendre sur le terrain pour faire une enquête, [la personne] peut prétendre que la maison a été détruite, et pourtant l’enquêté vous a montré sa cuisine qui n’est pas sa demeure ».
Le népotisme et le favoritisme auraient également joué un rôle dans l’attribution des abris. Selon ce qu’a constaté AKJ dans les zones étudiées, la plupart de ceux qui ont reçu des abris étaient liés aux membres des comités. Par exemple, dans la zone où habite Sanon Dumas, on recense près d’une dizaine de familles ayant obtenu un abri alors que les autres bénéficiaires potentiels vivant à quelques kilomètres restent dans leurs maisons endommagées.
Berline Cérival, de Grand Bois, comprend bien les avantages d’une amitié.
Berline Cerival sur la galerie de sa nouvelle maison avec ses enfants.
Photo: Fritznelson Fortuné
« Je n’avais pas été recensée, alors j’ai été voir Partisan, [un des membres du comité communautaire], dit-elle. Ce dernier a contacté un ingénieur au sein de Tearfund afin de me faciliter l’octroi d’un abri, que j’ai eu finalement ».
Des Grandes Questions
Y a-t-il beaucoup d’autres Cérival ou Gérésol à travers Haïti ?
La population de Léogâne, voire d’Haïti, serait-elle prédisposée au népotisme, au mensonge et à la tromperie quand il s’agit de personnes ou d’organisations qui veulent les aider ?
Un autre T-Shelter à affermer. La photo ci-dessous est un détail de la zone encerclée. Photo: HGW
D’après l’économiste et sociologue Camille Chalmers, la présence de centaines, voire de milliers d’organisations et agences humanitaires en Haïti, travaillant trop souvent sans de méthodologie appropriée, a de sérieuses conséquences.
Cela crée un « cercle vicieux de l’humanitaire et de l’assistance, où la population développe une mentalité d’assisté. Cela peut être très négatif… sur le moyen et le long terme », expliquait Chalmers à Ayiti Kale Je dans un interview réalisée en octobre 2010.
Une des nombreuses maisons détruites dans les montagnes au-dessus de Léogâne.
Son propriétaire vit depuis le lendemain du séisme sous le toit de quelques amis.
Photo: HGW
En plus de ces effets négatifs, l’investigation sur les T-Shelters de Tearfund inspire d’autres questions.
Si l’échantillon de familles sinistrées examiné par les enquêteurs du partenariat AKJ éveille le soupçon quant à d’éventuelles erreurs ou la corruption dans d'autres sites, qu’en est-il des 110 000 autres abris d’urgence fournis gratuitement par la communauté internationale ?
Doit-on comprendre que plus de 44,000 d’entre eux ont été remis à des individus qui n’en avaient pas besoin, alors que plus de 450 000 de leurs compatriotes vivent toujours sous tente ?
Est-ce que la construction de T-Shelters, plutôt que la réparation des maisons ou d’autres solutions, étaient la meilleure façon de dépenser les 500 millions de dollars américains que cela a coûté ?
Milo Milfort, Enel Beaulière, Francy Innocent / Ayiti Kale Je
N.B. : L’interview avec Tearfund a été réalisé avant l’enquête sur terrain. L'équipe a essayé plusieurs fois de faire une entrevue de suivi avec l’organisation.
Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines/Université d'Etat d’Haïti.
Ce texte est réalisé avec le support du Fonds pour le journalisme d’investigation en Haïti
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