Argent contre Travail – à quel prix ?
« Pour travailler au sein du programme il faut négocier. »
« Certains d’entre nous devons endurer le harcèlement sexuel pour gagner cette maigre pittance.»
« Les chefs d’équipe… donnent du travail à leur famille et leurs petites amies.»
« Ici nous ne croyons pas que ces emplois sont à notre avantage. »
Publié le 18 juillet 2011
Ce sont les propos des bénéficiaires directs d’un programme dit humanitaire dans la zone Ravine Pintade, un quartier de la capitale d’Haïti.
Il ne s’agit pas de commentaires occasionnels. Et, il ne s’agit pas d’un programme unique. C’est un des dizaines de programmes « Cash for Work » (Argent contre Travail) qui existent à travers les pays.
Une enquête approfondie du programme a découvert:
• La corruption – Trente pour cent (30%) des bénéficiaires affirment avoir donné des pots-de-vin pour obtenir ce travail.
• Les abus sexuels – Dix pour cent (10%) des bénéficiaires femmes jurent qu'elles, ou leurs amies, ont étés obligées de donner des faveurs sexuels pour obtenir un poste.
• Le conflit social – Plusieurs bénéficiaires et leurs voisins témoignent d’une augmentation des conflits entre les habitants des quartiers et les « chefs ».
Apres des rumeurs sur la corruption et autres pratiques malsaines dans un programme Cash for Work exécuté par CHF International (Cooperative Housing Foundation International) à Ravine Pintade, les étudiants du Laboratoire de Journalisme de l’Université d’Etat d’Haïti ont entrepris des recherches.
Avec Ayiti Kale Je (AKJ) – un partenariat entre l’agence en ligne AlterPresse, la Société pour l’animation de la communication sociale (SAKS) et des radios communautaires – ils ont enquêté pendant deux mois pour trouver des réponses aux questions : Comment être admis au programme Cash for Work et quels sont ses impacts sur les bénéficiaires?
Vaut-il le prix?
Cash for Work (CFW) est l'un des programmes qu’utilisent diverses institutions gouvernementales et des organisations non gouvernementales (ONG) après un désastre pour donner du travail et pour faire circuler de l’argent dans l’économie du pays.
En Haïti, le Gouvernement et les agences multilatérales et bilatérales ainsi que plusieurs organisations travaillant dans le domaine humanitaire, utilisent le Cash for Work pour nettoyer la capitale haïtienne et d’autres villes durement frappées par le séisme du 12 janvier 2010.
Dans le langage humanitaire, les programmes « Cash for Work » sont aussi appelés programmes « Livelihoods » (« de subsistance ») ou à « Haute intensité de main d’œuvre » (HIMO). [Ayiti Kale Je a déjà réalisé une sérié d’articles de portée globale sur Cash for Work.]
L’enquête d’AKJ, réalisée à l’automne 2010, a étudié les effets négatifs potentiels
des programmes CFW sur l’économie haïtienne, sur la perception populaire du rôle
du gouvernement et des ONG, sur la production agricole et sur l’éthique de travail.
Cette photo du Plateau Central est typique : deux personnes travaillent pendant
que cinq autres les surveillent. Photo: HGW
Généralement, les bénéficiaires travaillent durant deux à quatre semaines, à raison de six jours par semaine au tarif du salaire minimum – 200 gourdes, à peu près 5 dollars américains par jour – à nettoyer les ravines et les rues, au curage des ravines, et à la réhabilitation des infrastructures (canaux d’irrigation). Le chef d’équipe ou « foreman » reçoit le double du salaire d'un journalier, soit 10 dollars américains, selon un document de CHF obtenu par Ayiti Kale Je.
Vue de l’un des versants de la ravine. Pour plus d’information sur la ravine
et sur le programme Katye de la CHF internationale, qui inclut l’argent
contre travail, voir cet article. Photo: HGW
Malgré le fait qu'ils sont censés être utilisés uniquement dans les mois qui suivent immédiatement un désastre, il y a encore beaucoup de programmes CFW en cours actuellement en Haïti.
Par exemple, d’après les documents du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et du Programme Alimentaire Mondial (PAM), de janvier à août 2010, 120 000 personnes ont bénéficié d’un emploi et ce nombre pourrait atteindre 300 000 d’ici septembre 2011. Plusieurs agences telles que : Oxfam, Mercy Corps, Tear Fund, Action Contre la Faim et tant d’autres ont eu recours aux programmes CFW dans les six premiers mois après le 12 janvier 2010.
Dans son « Plan d’Action pour le Relèvement et le Développement d’Haïti » (PARDH) [PDF], le gouvernement haïtien applaudit les “emplois à haute intensité de main d’œuvre” et il réclame 200 millions dollars américains pour 200 000 emplois par jour pendant les 18 mois après le désastre. Il dit :
Au-delà de ses effets économiques, cette création d’emplois répond à un souci de placer le plus rapidement possible la nation haïtienne dans la voie du relèvement et de raccourcir autant que possible une phase humanitaire vitale mais qui risque de mettre une large couche de la population en situation de dépendance. Créer des emplois d’utilité publique redonne un sens et une dignité à tout Haïtien qui souhaite pouvoir subvenir à ses besoins par le fruit de son travail.
Les haïtiens dans les zones affectées, ont-ils vraiment évité une « situation de dépendance » ?
Les travailleurs des CFW, ont-ils tous un sentiment de « dignité »?
Non, selon ce que les journalistes d’AKJ ont trouvé.
Ces programmes – et tous les programmes du genre – peuvent jouer un rôle important après une catastrophe et dans toute économie, mais, comme le savent les agences humanitaires et de développement, comportent aussi des risques. Un des manuels clés, le « Guide to Cash for Work Programming », (« Guide sur les programmes Argent contre Travail ») de Mercy Corps les souligne clairement : entre autres, la corruption, le mauvais ciblage et la création de « dépendance ».
Chartre du manuel de Mercy Corps.
Dégâts et dérives
Une investigation sur le programme CFW de CHF International pendant deux mois a révélé que le manuel de Mercy Corps est visionnaire. D’après les bénéficiaires, le programme Cash for Work à Ravine Pintade est entaché de corruption, d’exploitation sexuelle, de conflits sociaux et de gaspillage.
Parmi les 50 bénéficiaires interrogées, près du tiers (30%) affirment avoir été victimes de corruption ou d’exploitation. D’autres qui n’étaient pas encore bénéficiaires (les journalistes en ont interrogé 50), déclarent qu’ils étaient au courant des actes de corruption et d’abus de pouvoir. Voici les résultats de l'investigation.
N.B. – Les journalistes n’ont pas pu confirmer les affirmations des habitants de la Ravine Pintade. Cependant, en dépit du fait que les histoires se ressemblent et que les études réalisées par d’autres institutions en Haïti et ailleurs parlent de l’incidence de corruption et d’autres phénomènes, les journalistes présument qu’il y a au moins certains éléments de vérité dans les histoires qu’ils ont entendues.
Les travailleurs CFW d’une autre organisation – Project Concern International – vident
les décombres un bloc et un seau à la fois. Photo: HGW
Les chefs d’équipe transformés en « patrons tout-puissants »
Les autorités de la CHF ont précisé qu’ils ont réalisé un recensement à partir duquel les gens les plus vulnérables sont leur principale cible dans la distribution des travaux CFW.
« Ce programme vise à donner de l’emploi aux gens les plus démunis de la Ravine Pintade », affirme Emmanuel Whapo, Coordonnateur de CHF International qui travail sur le terrain.
Cependant, un document de promotion laisse entendre que les chefs d’équipe et « leaders » de la zone ont beaucoup de poids dans le choix des éventuels bénéficiaires : « CHF de concert avec les comités de quartier ont procédé au choix des travailleurs… »
Sur place, les journalistes ont constaté que la majorité des travailleurs ne paraissent pas être « les gens les plus démunis. » Au contraire, les travailleurs semblent plutôt des jeunes garçons et femmes en bonne santé, pleins de fougue. D’après les travailleurs et les chefs d’équipes eux-mêmes, les chefs sont directement responsables du recrutement. Ce sont eux qui déterminent les personnes qui vont bénéficier du « cash ».
Plusieurs résidants de la zone Ravine Pintade aimeraient travailler au sein du programme, malgré l’insuffisance de salaire – 200 gourdes par jour. Mais plusieurs d’entre eux avouent : il faut que les candidats aient des contacts personnels auprès des chefs d’équipe.
« Depuis le début de ce programme, nous n’avons pas eu la chance de travailler … Pas même un jour on ne nous a visités ici. Nous manifestons le désir de travailler, en dépit des misérables 200 gourdes. Mais il faut un ‘parrain’», s’indigna Jeanne César, une femme de 65 ans.
Les commentaires et allégations recueillis par les journalistes font écho à l’audit de l’USAID datant du 24 septembre 2010 sur le programme Cash for Work en Haïti [PDF], qui rapporte :
Puisque les emplois « argent contre travail » profitent amplement aux gens les plus démunis, il est important qu’il y ait de la transparence dans le choix des bénéficiaires afin que le programme fasse preuve de justice…
De plus, comme il est aisé de détourner les bienfaits du programme, il faut un contrôle raisonnable pour éviter la corruption, le népotisme et les pots-de-vin.
Cet audit notait que, en 2010, CHF a choisi les bénéficiaires par l’entremise des « autorités locales et les leaders communautaires, des organisations communautaires apolitiques et le personnel des organisations partenaires ».
Plus récemment, une étude du PNUD a revelé le même type de problèmes. Une présentation « Powerpoint » appelée « Preliminary lessons learnt from Cash Programming in Haïti », (« Premières leçons tirées des programmes ‘cash’ en Haïti ») projetée lors d’une rencontre du 16 février 2011, a souligné qu’à Grand Goâve, le Lutheran World Foundation était confronté à de graves « difficultés, car les autorités du gouvernement et les gangs locaux armés s’entredéchiraient pour s’assurer que dix pour cent (10%) de leurs partisans figurent parmi les listes ». Cette même étude confirme qu’Oxfam a reçu « une liste de la mairie... truffée de fantômes ».
Diapositive tirée d’une présentation du PNUD.
Un ancien chef d’équipe à Ravine Pintade confirme le même phénomène de corruption et d’abus de pouvoir au sein du programme CHF.
« Ici, les chefs d’équipe sont les seuls chefs, ils donnent du travail à leurs ami(e)s et ce qui est décevant c’est que plusieurs membres de leur famille travaillent au sein du programme alors que les bénéficiaires visés ne sont pas encore embauchés. Il y a des gens qui travaillent depuis le commencement du programme jusqu'à maintenant », a précise Jean Bernard Chaperon, ancien Conseiller de l’Association des Jeunes Progressistes d’Haïti (AJPH), qui vit dans le quartier depuis plus de 40 ans.
Chaperon a confirmé qu’il a laissé sa position de « chef » parce qu’il était victime lui aussi de corruption, pour un malentendu à propos d’un pot-de-vin de 1300 gourdes.
Whapo, un employé de la CHF sur le terrain, affirma être au courant des malversations au sein du programme mais a précisé qu’il n’est pas de sa compétence d’intervenir dans les conflits communautaires.
« Nous avons reçu beaucoup de plaintes des bénéficiaires mais nous ne sommes pas là pour aider la communauté à résoudre ses conflits. C’est aux habitants de trouver une entente. Il faut laisser à la communauté le soin de résoudre elle-même ses problèmes », admit Whapo.
On paie pour être payé
Trente pour cent (30%) des bénéficiaires contactés par les journalistes admettent avoir payé pour, ou s’être fait demander de payer pour trouver ou maintenir du travail.
« Je suis victime de leur agression par ce j’avais décidé de ne pas redonner une partie de mon salaire. Depuis lors, je ne travaille plus au sein du programme », raconta Jeannette Romelus, l’épouse du Pasteur Romain Romelus.
« Les responsables d’équipes ont réclamé à chaque bénéficiaire 150 gourdes pour pouvoir continuer à travailler dans le programme », soit 150 gourdes des 2400 gourdes reçues pour 12 jours de travail, a fait savoir son épouse, le Pasteur Romelus.
« Les chefs d’équipe ne sont pas qualifiés, il y en a qui ne savent même pas lire. Ils ont ce travail parce qu’ils savent mettre de la pression sur les gens… Si on ne paie pas on ne va pas continuer à bénéficier du travail », admet avec colère Sylvain Ronel, bénéficiaire direct du programme.
D’après l’ex-chef d’équipe Chaperon, il y a un autre chef qui a l’habitude de dresser une liste préétablie et de réclamer des bénéficiaires 500 gourdes en coulisse.
Ce même chef d’équipe a fait pression sur les bénéficiaires au moment où les journalistes réalisaient une visite de terrain. Sans surprise, les bénéficiaires se sont repliés sur eux-mêmes et n’ont pas répondu aux questions. Car, si on dénonce, on ne va pas continuer à bénéficier du programme.
Quelques-unes des programmes Argent contre Travail
à Port-au-Prince, avril 2010.
Négociation sexuelle
Ce qui est beaucoup plus triste c’est que certaines femmes avouent que beaucoup d’entre elles négocient leurs corps en contrepartie d’un emploi. La plupart ont dit que « des amis » ont « négocié » pour elles, mais aucune d'entre elles n’admet avoir été victime.
Pourtant, Claire Desrosiers Maryse a déclaré : « Je ne vais pas accuser quelqu'un en particulier, mais beaucoup de femmes vendent ce qu'elles ont pour trouver un emploi ».
Armelle Desrosiers, une femme qui travaille au sein du programme, dénonça les abus dont sont victimes ses co-équipières pour recevoir un maigre salaire.
« Les chefs d’équipe ont l’habitude de marchander la conscience des femmes et leur demandent d’avoir des relations sexuelles avec elles pour obtenir du travail », admit-elle.
Malgré l’impossibilité de confirmer les dénonciations des bénéficiaires et résidants de la zone à propos de l’exploitation sexuelle, dans diverses occasions, les journalistes ont pu observer que certains chefs d’équipe harcèlent des femmes sur le site.
De plus, cette situation a été confirmée par un rapport du PNUD ainsi que par Save the Children, qui indique que les membres du comité ont demandé des « faveurs sexuels » pour faire figurer des personnes sur les listes de bénéficiaires.
Cependant, interrogé à ce sujet, l’un des chefs, Reginald Luxama, a nié de tels actes. Il a précisé : « Ici, il n’y a pas ce genre de chose, d’ailleurs, la communauté a confiance en nous ».
CHF n’est pas satisfait du programme non plus, mais pour d’autres raisons…
Les autorités de la CHF admettent que le programme comporte pas mal de problèmes. Mais plutôt que de se concentrer sur la corruption, les agents sur le terrain ont mis l’accent sur l’efficacité.
« Pour moi, le Cash for Work est un gaspillage à cause du manque de volonté réelle des bénéficiaires de s’impliquer dans une dynamique de déblayage de leurs zones », selon Anne Young Lee, directrice du projet « Katye » de CHF.
« Les gens ne sont pas fiers de ce qu’ils font dans ce système. Ils ne travaillent pas, restent oisifs et reçoivent de l’argent… Je n’aime pas la mentalité du Cash for Work, pour faire du bon travail on doit changer de système », poursuit la directrice de Katye.
CHF est en train de remplacer le « Cash for Work » par le « Cash for Production » (« Argent contre Productivité »), où les travailleurs vont recevoir de l’argent pour le montant réel des travaux effectués, plutôt que d'être payés pour être présent seulement. [Voir notre série précédente sur la façon dont les travailleurs CFW ne sont pas toujours « au travail ».] Ainsi, la CHF souhaite une amélioration en termes d’efficacité.
Mais…
Même si ce nouveau programme rend plus efficace le déblayage des quartiers, cela va-t-il résoudre les problèmes de corruption, d’exploitation sexuelle et de conflits sociaux?
Peut-être la mauvaise « mentalité » dont parle Young est le fruit du system de recrutement et de la corruption ?
D’autres institutions mettent en œuvre le Cash for Work à travers le pays. Est-ce qu’elles ont trouvé une manière de se protéger de ce genre de corruption ?
Est-ce que l’Etat – qui accorde les pleins pouvoirs aux organisations comme le CHF pour organiser les programmes à haute intensité de main d’œuvre – trouvera une solution aux dangers dans l’utilisation du « cash » dans les nombreux programmes «d'urgence» et de «développement» ?
Et, quels sont les effets à long terme de ces programmes – qui renforcent un système de « gwo chef » (« patron tout-puissant ») – dans la société haïtienne ?
Pour en savoir plus sur le programme Katye et sur CHF International dans cette histoire.
Les étudiants du Laboratoire de Journalisme de la Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'Etat d’Haïti ont collaboré à cette série. Une étudiante de l'Atelier de Journalisme d'Investigation (Investigative Reporting Workshop) de American University a également aidé.
Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et les radios communautaires de l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA).
Pour réaliser cette étude, pendant deux mois (mars 2011 et avril 2011), les journalistes ont interviewé 50 bénéficiaires du programme à travers 5 sections de la Ravine Pintade, 50 personnes qui n’avaient pas encore bénéficié du programme, 5 chefs d’équipe (ceux qui ont choisi les travailleurs) et 3 représentants de la CHF International. Les journalistes ont consulté également les études et les rapports de CHF ainsi que ceux publiés par d’autres organismes sur le programme Cash for Work.
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