Semer la reconstruction?
Partie 1 – Urgence pour les semences?
Publié le 30 mars 2011
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Ambroise Pierre fait partie des fermiers haïtiens bien nantis. Son petit lopin et ses autres lots, près de Croix des Bouquets, totalisent un carreau, soit 1,29 hectare ou 3,18 acres.
À 73 ans, il se débrouille tant bien que mal pour arriver, il nourrit la famille et envoie les enfants à l’école. Alors, le printemps dernier, quand on lui a offert à bas prix des semences de ce qu’il appelle le « projet maïs », il en a acheté et les a plantés dans l’un de ses champs.
« Les plants sont devenus très grands! » Ils étaient beaux de loin, mais de près, on pouvait voir qu’ils étaient inutiles », explique M. Pierre. « Ils ne montaient pas en épis. »
M. Pierre montre de la main un champ vide, où il avait planté les semences de maïs qui provenaient d’un programme de 126 M$, financé par les États-Unis et appelé WINNER (Watershed Initiative for National Natural Environmental Resources). Selon le site Internet du programme, l’objectif de WINNER est « d’accompagner les associations d’agriculteurs dans le but d’augmenter leur productivité et de faire doubler en cinq ans leurs revenus », par une meilleure irrigation et de meilleures techniques agricoles, et en utilisant des semences, des engrais et d’autres intrants améliorés, offerts au dixième du prix dans des « magasins paysans » gérés par les organisations paysannes locales.
(USAID/WINNER est l’un des deux programmes qui ont accepté les semences controversées de Monsanto le printemps dernier. M. Pierre n’a pas planté le maïs hybride de Monsanto, dont nous traiterons dans Monsanto en Haïti. [Ayiti Kale Je (AKJ) a essuyé des refus à ses nombreuses demandes d’entrevue sur le maïs de M. Pierre, sur les semences de Monsanto et d’autres sujets.)
M. Pierre s’est empressé d’acheter les semences à prix réduit – que le partenaire de WINNER, une association paysanne locale, disait être une variété de maïs pour les poules, et qu’on vendait dans des sacs blancs non identifiés : aucun nom, aucune information sur la possibilité que les semences soient traitées chimiquement (plusieurs semences de maïs sont enduites de fongicide), aucune mise en garde.
« Le prix. C’est ce qui a incité les gens à les acheter et à les planter, » explique M. Pierre.
Ambroise Pierre
montre un journaliste comment ses tiges de maïs, issués de ses propres semences, sont forts et grands.
Cette saison, M. Pierre ensemencera comme la plupart des paysans haïtiens : avec une variété de maïs local qu’il connaît, issue de la récolte précédente. Son rendement sera moins bon qu’avec la variété « améliorée » ou « de qualité », à pollinisation libre ou hybride, mais ce sont des semences qu’il connaît et dont il ne manquera jamais.
Mais si on lui offrait les semences du projet, gratuites ou à bas prix, les prendrait-il? Et quelle variété lui conviendrait?
Quand AKJ posa la question, un paysan formé par WINNER chuchota : « Dites ‘Hybride’! Dites ‘Monsanto’! Dites ‘Monsanto’! Mais M. Pierre n’a pas compris. [Voir Monsanto en Haïti.]
Le vieux paysan répliqua tout de même : « Recevoir un cadeau, c’est merveilleux! Si c’est un cadeau garanti… mais j’ai besoin d’une garantie. Et si une année, je dois en racheter et que je n’ai pas l’argent, ça pourrait être un problème. »
Ambroise Pierre est l’un des milliers de paysans haïtiens qui ont reçu des semences gratuites ou subventionnées l’an dernier avec les secours d’urgence qui ont suivi le séisme du 12 janvier 2010.
Son expérience, et surtout la perte de sa récolte, peut ne pas être typique, mais son dilemme illustre les défis auxquels se heurtent les paysans d’ici :
• Un paysan devrait-il accepter des semences gratuites ou subventionnées qu’il ne connaît pas, sans avoir de formation ou d’assistance?
• Quels sont les risques associés à l’utilisation d’une nouvelle variété sans la formation ou les intrants nécessaires, comme les engrais ou l’irrigation?
• Les semences gratuites ou subventionnées sont-elles une solution durable pour les paysans haïtiens?
Et voici quelques questions encore plus générales, liées à l’aide « humanitaire » et au « développement » :
• Quels types de semences ont été et sont encore distribuées en Haïti; sont-elles éthiques et sans danger pour l’environnement?
• Comment les bénéficiaires sont-ils choisis? Où?
• Était-il « urgent » de distribuer des semences?
• Le fait de donner ou de lourdement subventionner des semences est-il bon à long terme pour le système agricole ou le gouvernement haïtiens?
Besoin de semences?
Tôt après le séisme du 12 janvier 2010, certains sites Internet d’agences de développement humanitaire et certains articles de journaux décriaient la menace d’une famine qui menaçait les régions rurales et qui pourrait forcer les paysans à « consommer leurs semences ».
En effet, dans les jours qui ont suivi le séisme qui a fait quelque 230 000 victimes dans la capitale et dans 3 autres villes secondaires, les populations déplacées ont migré vers les communautés rurales. Selon les chiffres officiels, à la mi-février, plus de 500 000 personnes vivaient chez des amis ou de la famille, dans des petites villes ou des communautés rurales. Le coût de la nourriture a commencé à grimper, dans la capitale dévastée comme partout ailleurs au pays.
Carte du Bureau des Nations Unies de l'assistance humanitaire (OCHA) indiquant
où sont allé les déplacés de Port-au-Prince.
La FAO (organisation des Nations Unies – l’Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture), annonçait la menace d’une crise alimentaire en Haïti et lançait un « appel éclair » pour financer la distribution de semences et d’outils en Haïti. L’« appel éclair » est l’outil d’appel de fonds d’urgence des agences humanitaires coordonnées par l’ONU. Les fonds demandés totalisaient 1,5 milliards $, dont 1 106 976 859 $ furent recueillis.
La FAO coordonnait toutes les demandes reliées à l’agriculture, car elle gère le Groupe ou « Cluster » agriculture. Constitué d’agence de développement humanitaire comme le WINNER, Oxfam, le CRS, ACDI-VOCA et le Ministère de l’Agriculture des Ressources Naturelles et du Développement Rural haïtien (MARDNR), le cluster agriculture fait partie des 12 clusters ou groupes d’acteurs multilatéraux gouvernementaux et non gouvernementaux. [Voir l’article précédent d’AKJ sur le système des « Clusters ».]
Membres du « Cluster » agriculture, 1 septembre, 2010. Source: OCHA
Dans l’« Flash Appeal » lancé le 18 février 2010, le Cluster agriculture demandait 70,640,554 $ pour 26 projets, en soulignant que l’objectif global était d’assurer le maintien de la sécurité alimentaire au cours des 12 prochains mois, sur une base de plus en plus durable. L’une des cinq interventions du cluster fut de distribuer des semences et du matériel d’ensemencement dans les régions et les foyers où la rareté des réserves était connue.
« La FAO croit que les semences sont importantes. Pour une bonne agriculture et une meilleure productivité, vous avez besoin de bonnes semences », affirmait Francesco Del Re, coordonnateur du cluster, à AKJ. « Les actions de la FAO reflètent la volonté du Service National Semencier (SNS) et du Ministère.
En effet, dans un document daté de mars 2010, le MARDNR suggérait d’investir 10 M$ dans l’achat de semences pour couvrir au moins 30 pour cent des besoins théoriques en semences pour les trois prochaines saisons agricoles.
Mais deja, dès le 10 mars, Catholic Relief Service – qui possède une vaste expérience dans le travail de développement de l'agriculture haïtienne – a publié une « évaluation rapide de la situation semencière » [PDF] pour le sud d'Haïti, l'une des zones les plus touchées par le tremblement de terre, indiquant que les distributions de semences ne devraient pas avoir lieu.
La distribution directe de semences ne devrait pas avoir lieu étant donné la disponibilité sur le marché local et la perception négative des agriculteurs par rapport aux semences externes. Cette situation d'urgence n'est pas le moment opportun pour essayer d'introduire des variétés améliorées sur quoi que ce soit plus petite échelle pour l'évaluation des agriculteurs.
Mais le 12 janvier 2010 n’a pas entraîné de crise agricole en Haïti.
Dans un système en crise depuis des décennies, où la production agricole est en déclin, où les fermiers ne reçoivent aucune subvention sérieuse, où la terre est inégalement distribuée, où les paysans exploitent de minuscules lots, tandis que le régime foncier chaotique est caractérisé par l’exploitation et le vol pur et simple, où les systèmes d’irrigation sont mal entretenus et les infrastructures en piètre état, où la déforestation est massive et où l’on développe à flanc de colline, le manque d’accès à des semences améliorées n’est qu’un aspect parmi tant d’autres. Or cet aspect peut sembler mineur, mais les semences améliorées, hybrides ou à pollinisation libre, peut augmenter les récoltes de plus de 100 pour cent. En Haïti, il n’existe aucun système de certification ni aucune recherche sur les semences, et la plupart des agriculteurs ne font pas la distinction entre les graines qu’on sème et celles qu’on mange, ils ne sélectionnent donc pas les meilleurs stocks génétiques.
Or depuis 15 ans, l’agriculture haïtienne se relève à peine d’un problème bien plus grave que la qualité de ses semences : la libéralisation des marchés.
Sous la pression de Washington (l’administration Bill Clinton), dans le cadre de l’entente qui a permis au Président Aristide de revenir en Haïti après le coup d’État de 1991-1994, soutenu par les États-Unis, le gouvernement haïtien a commencé à couper dans les tarifs douaniers qui protégeaient les paysans de la concurrence étrangère.
Source: MARDNR
Selon un récent rapport de Marc Cohen, d’Oxfam, du jour au lendemain, Haïti est devenue l’un des marchés les plus ouverts du monde.
De 1990 à 1999, la production de riz en Haïti est tombée de près de moitié… partant d’une quasi-autosuffisance en 1980, Haïti importe aujourd’hui 80 pour cent de son riz et 60 pour cent de ses réserves alimentaires.
Le ministère et le Cluster agriculture ont-ils reçu la subvention pour les semences?
Et combien a-t-on dépensé?
Tout le monde est-il d’accord sur la priorité donnée à la distribution de semences?
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Lire Partie 2 : Crise des semences ou crise chronique?
Lire Monsanto en Haïti
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