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Le « succès » de la Banque mondial sape la démocratie

Partie 3/3

Port-au-Prince, Haïti, 20 décembre 2012 – Un projet de développement communautaire de 61 million $ US de la Banque Mondiale, mis en œuvre dans la moitié d’Haïti sur une période de huit ans, a produit des résultats concrets : réfection de routes, construction d’écoles et distribution de bétail. Cependant, le Projet de développement communautaire participatif (PRODEP) semble aussi avoir miné un État déjà anémique, fragilisé le « tissu social », réalisé ce qu'on pourrait appeler la « réingénierie sociale et politique», tout en soulevant de nombreuses questions de gaspillage et de corruption. De plus, comme il a favorisé la création de nouvelles ONG (organisations non gouvernementales), il contribue à renforcer la réputation de « république d’ONG » en Haïti.

Bien qu’AKJ ait surtout concentré son vaste travail de terrain dans la région du Sud-Est, les rapports de deux économistes de la Banque Mondiale semblent arriver aux mêmes conclusions.

Dans leurs articles et leur nouveau livre, « Localizing Development – Does Participation Work? » (Décentralisation du développement – la participation porte-t-elle fruits?), MM. Ghazali Mansuri et Vijayendra Rao observent que plusieurs projets du « community driven development » ou développement « mené par la communauté » ont tendance à favoriser les participants « les mieux nantis, les plus scolarisés » et « les plus politiquement branchés », « qui ont tendance à prendre les décisions dans les rencontres communautaires ». [Voir aussi Parties 1 et 2]

Avec PRODEP, l’État haïtien « en faillite », s’enfonce un peu plus

Parmi les effets douteux du système PRODEP, on semble percevoir une tendance délibérée à miner l’État haïtien déjà « en faillite ».

Pendant des décennies, les fonds de développement et d’urgence ont principalement court-circuité l’État haïtien, que de nombreux gouvernements et agences qualifiaient de corrompu et d’inefficace. Il y avait, et il y a toujours, de nombreuses raisons qui font que les institutions gouvernementales haïtiennes sont mal dirigées. Mais, comme l’écrivait récemment Mme. Angela Bruce Raeburn, conseillère sénior aux politiques à Oxfam : « pour comprendre la faiblesse actuelle de l’État haïtien, il faut comprendre comment les Etats-Unis et autres donateurs internationaux ont court-circuité le gouvernement haïtien par le passé ».

Selon une étude du bureau de l’Envoyé spécial des Nations Unies publiée en 2011, en 2007, par exemple, seuls trois pour cent de l’aide bilatérale et 13 pour cent de l’aide multilatérale constituaient un « appui budgétaire », c’est à dire de l’appui aux programmes et aux ministères du gouvernement, y compris les élus des sections communales et leur budgets.

Analyse de l'APD (aide publique au développement) pour Haïti en 2007.
Les donateurs bilatéraux ont alloué 7 pour cent seulement au budget du gouvernement, tandis que les multilatéraux n’ont versé que 16 pour cent.

Le document indique, cependant, que la façon la plus efficace de renforcer les institutions publiques c’est en y canalisant l’aide. Or, en Haïti, « la plupart de l’aide est encore versée sous forme de fonds alloués directement aux agences multilatérales internationales et aux fournisseurs de services non gouvernementaux (ONG et entrepreneurs privés). »

Le Dr. Paul Farmer, envoyé spécial adjoint des Nations Unies, a rédigé la préface du rapport en notant que « la création d’emplois et l’appui au secteur public » est primordiale pour garantir un « accès aux services de base ». Il demande aux donateurs d’« investir directement dans le peuple haïtien et dans ses institutions publiques et privées. Le proverbe haïtien ‘Sak vid pa kanpe’ (un sac vide ne tient pas debout) s’applique ici. Pour revitaliser les institutions haïtiennes, nous devons y canaliser l’aide monétaire. »

Selon les économistes de la Banque Mondiale, les projets de développement CDD (« menés par la communauté »), comme PRODEP, fonctionnent mieux lorsqu’ils travaillent avec les gouvernements locaux. Or, le programme PRODEP a délibérément et presque exclusivement canalisé son financement à travers des fournisseurs de services non gouvernementaux : le CECI, la PADF et les soi-disant organisations communautaires de base (OCB). [Voir Partie 1]

Il aurait été plus logique de renforcer les instances gouvernementales rurales – les Conseils d’administration des sections communales ou CASEC – dont les budgets sont très faibles en comparaison aux budgets des projets PRODEP.

Le bureau du CASEC dans Anba Grigri.

En 2008, à Anba Grigri, six OCB recevaient au total près de 100 000 $, alors que le  CASEC obtenait 6 500 $ US pour toute l’année, pour construire un centre communautaire, réparer une route et tenir les célébrations annuelles.

Construction d’un État parallèle?

Même avant la venue de PRODEP, la Banque Mondiale et autres bailleurs de fonds revendiquaient la création d’organisations pour des « interventions » décentralisées, à l’ « impact rapide », indépendantes des structures publiques locales. [Voir Partie 1]

PRODEP y est parvenu en travaillant avec les OCB existantes et en en créant de nouvelles, puis en offrant de la formation et de l’appui afin de créer le conseil COPRODEP, pour qui la Banque Mondiale et PRODEP ont d’autres ambitions.

« L’objectif du COPRODEP est de passer du statut d’outil de projets à celui d’institution communautaire durable dirigée localement, qui superviserait le financement en provenance de sources multiples et qui renforcerait les capacités des institutions publiques locales », selon un document de la Banque Mondiale de 2010 justifiant un financement additionnel de 15 million $ US à PRODEP.

Les COPRODEP sont aujourd’hui appelés CADEC (Conseils d’Appui au Développement Communautaire). La PADF et le CECI ont été mandatés pour aider les CADEC à « devenir des associations sans but lucratif indépendantes, qui pourront devenir des ONG capables d’appuyer les institutions, les projets et les programmes publiques locaux », selon un document de la Banque Mondiale. Les élus locaux et les « notables » sont invités à siéger aux conseils, mais 80 pour cent des sièges sont réservés aux OCB.

« C’est une petite révolution au niveau des départements », explique Arsel Jerome, qui supervise PRODEP dans les cinq départements géographiques où la PADF dirige le programme. « Notre grand défi sera d’institutionnaliser PRODEP et de transformer les CADEC en structures locales permanentes pour veiller à toutes les activités de développement des communautés locales. »

Ce qu’on pourrait appeler un mouvement de décentralisation de la « république des ONG » n’a encore touché que la moitié des 140 communes d’Haïti. Or, les cadres de PRODEP affirmaient récemment vouloir obtenir 100 million $ US pour financer une deuxième phase de PRODEP à l’échelle nationale.

Érosion de la base?

En plus de miner les autorités locales, les méthodes de PRODEP semblent aussi avoir sapé les organisations populaires et ce que les économistes de la Banque Mondiale appellent la participation « organique » et « endogène », le type d’organisation et de participation qui engendre les mouvements sociaux.

Elace Dirou, un paysan et membre de Kòdinasyon Oganizasyon Bene (KOB ou Coordination des organisations de Bainet), se plaint que « quand ces projets arrivent dans nos communautés, ils détruisent nos organisations. Ils nous montent les uns contre les autres. Ceux qui partageaient le peu qu’ils avaient – du sel, des allumettes, etc. – se tournent maintenant le dos. »

Elace Dirou.

Dirou dit que KOB – fondé en 1990, dans l'effusion du mouvement démocratique et populaire de l’époque – s’est abstenu de participer dans PRODEP quand elle a réalisé la refonte sociale et politique qui pourraient résulter du projet.

L’anthropologue Mark Schuller documente ce phénomène social depuis 2001.

M. Schuller, qui est professeur à l’université d’Illinois du Nord et à l’Université de l’État d’Haïti, en plus d’être l’auteur du récent livre « Killing With Kindness – Haiti, International Aid and NGOs » (Assassiner avec la gentillesse – Haïti, aide internationale et ONG), affirme que « avec le flux d’ONG et de projet, les gens perdent la notion de solidarité, de travailler ensemble. Je crois que c’est l’un des effets les plus directs des ONG ici. Les ONG fonctionnent au contrat, à l’argent, à ‘ qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi? ’ »

« Comme l’aide vient des étrangers, au bout d’un certain temps, les gens cessent de faire confiance aux Haïtiens! Ils se disent : ‘les Haïtiens ne peuvent rien faire parce que ce sont les ONG qui font tout le travail dans leur quartier… Ça affecte directement les rapports des gens entre eux, et la façon dont ils travaillent ensemble. »

Si, selon les documents et les dirigeants de PRODEP, le programme vise à « améliorer la gouvernance communautaire et à bâtir un capital social », les économistes de la Banque Mondiale qui ont étudié ces projets partout au monde notent que c’est une mission à peu près impossible.

Dans leur travail de juin 2012, intitulé « Can Participation Be Induced? Some Evidence from Developing Countries » (La participation peut-elle être provoquée? Quelques preuves des pays en développement), MM. Mansuri et Rao concluent que « l’idée selon laquelle toutes les communautés ont un ‘capital social’ inébranlable pouvant être mobilisé est naïve à l’extrême. » Ils notaient, dans un travail de recherche l’année précédente, que la « participation [aux projets CDD] a très peu d’effets sur l’exercice du droit de vote ou sur l’action communautaire en dehors des structures participatives. Au contraire, certaines preuves indiquent un déclin des activités collectives se déroulant en dehors des projets. »

« La participation provoquée » ne vaut pas la participation naturelle. Les organisations « constituées de façon endogène » font partie des mouvements sociaux, tandis que celles « qui sont provoquées » le font par besoin « d’argent et d’avantages matériels », notent les auteurs.

Anba Grigri a vu naitre bon nombre de nouvelles soi-disant OCB.

« Oui, beaucoup d’organisations ont été créées à cause de ce que fait la PADF. Elles attendent que la PADF les finance », selon Jean Louis Nicolas, un élu local.

Le CASEC Jean Louis Nicolas.

Schuller notait le même phénomène dans la capitale d’Haïti.

« Beaucoup d’organisations sont crées pour canaliser le financement des ONG, dit-il. On peut les appeler ‘fausses organisations’ ou ‘organisations de poche’ parce qu’elles ont dans leur poche un bout de papier attestant qu’elles sont une organisation, mais pour la majorité de la population, elles n’existent pas vraiment ».

« Accaparement par les élites »

L’un des derniers effets notés dans le Sud-Est, et par MM. Mansuri et Rao, c’est qu’en général, les gens et les organisations qui reçoivent le plus des projets CDD dans les pays pauvres sont ceux qui jouissent de privilèges et de pouvoirs au niveau local. Ce phénomène est appelé « accaparement par les élites », et figure sur la liste des risques dans les premiers documents de PRODEP.

Selon l’étude de MM. Mansuri et Rao, dans les pays pauvres, « quelques bien nantis et souvent politiquement branchés – et pas nécessairement plus scolarisés que les autres – ont tendance à prendre les décisions dans les rencontres communautaires. » 

Comme plusieurs à Bainet et dans les environs, François Brunel, un membre de l’OJDB (Oganizasyon Jen pou Devlòpman Bene ou Organisation des jeunes pour le développement de Bainet), se sont plaints que les projets et les avantages servent à l’avancement des carrières politiques. Selon lui, les OCB qui ont été approuvées par le conseil sont celles qui étaient « dans le même camp politique » que les puissants membres du conseil.

« Ils ont choisi par des élections [à l’intérieur du conseil], mais dans ces élections, si vous n’étiez pas un bon ‘partenaire’ des membres du conseil, votre projet n’était pas choisi », fait-il observer.

Ceux qui ont vu leurs projets financés ont émis les mêmes réserves. L’employé du moulin de maïs, Fabien Jean André Paul, a expliqué à AKJ que les organisations « devaient faire une sorte de campagne » pour s’assurer d’avoir les votes nécessaires pour recevoir le financement. 

Une « approche réussie »?

D’après MM. Mansuri et Rao, dans les dix dernières années la Banque Mondiale a dépensé environ 80 milliards $ US en projets de développement participatif et de CDD dans le monde entier. Au moins 61 millions $ US ont été dépensés en Haïti.

Était-ce et est-ce une réussite?

Oui, selon les objectifs mis de l’avant. Selon des documents la Banque Mondiale trouvés en ligne, ces projets ont construit ou réhabilité 785 kilomètres de route, 444 points de distribution d’eau et 448 salles de classes, en plus d’avoir contribué à construire ou fournir d’autres services communautaires tels que des cliniques de santé.

Mais que dire des 20 à 30 pour cent de projets ratés? Où sont passés les 6 million $ US de financement?

Plus de la moitié des 61 million $ US de PRODEP, soit 32 million $ US, sont allés aux agences supervisant le projet. Comment cet argent a-t-il été utilisé?

Même si l’un des objectifs était de créer de nouvelles organisations, ces organisations « provoquées » ne nuisent-elles pas au tissu social haïtien et aux groupes de base existants? 

Et n’est-il pas probable que la monétisation du travail communautaire et des rapports ait un effet négatif, comme les économistes de la Banque Mondiale et les anthropologues [link to MIT book] l’ont prétendu?

Enfin, la construction d’un État parallèle, d’  « une structure de développement local permanente », dépendante de l’aide étrangère, contribuera-t-elle au développement économique d’Haïti et à sa transition vers la démocratie?

 

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Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines/Université d'Etat d’Haïti.