« Faux Clairin »
17 avril 2012
La tragédie du clairin « méthanolisé » à Fond Baptise n’est pas la première histoire de « faux clairin » ou clairin frelaté qui mette en danger la vie et la subsistance des gens.
Il y a environ 15 ans, les producteurs de canne à sucre et les distillateurs sont sortis avec des machettes pour bloquer la route aux chargements d’éthanol en provenance de la frontière dominicaine.
« Le problème a commencé en 1996… Quelques grands industriels et propriétaires fonciers se sont mis à importer de l’éthanol de République Dominicaine », se rappelait Michelle Montas lors d’une récente interview accordée à Ayiti Kale Je. À l’époque, Madame Montas était chef d’information à Radio Haïti Inter, une station qui appartenait à son défunt mari, Jean-Dominique. « Ils vendaient cet éthanol comme du ‘clairin’ et ça rendait le monde malade… [Et] ça nuisait au vrai clairin sur le marché. »
A l’époque, selon le bulletin Haiti Info, il y avait environ 150 à 200 distilleries ou « gildivs » autour de la ville de Léogâne. Leur production – le clairin, faite à base de canne locale – représentait environ le quart du clairin vendu au pays. Pour faire du « faux clairin », on coupait l’éthanol importé avec de l’eau, puis on « l’aromatisait » avec un peu de clairin.
Des piles de canne à sucre morcelées devant un « gildiv » ou distillerie à Léogâne. Le propriétaire, Gérald Dorcéan, a fermé ses ports temporairement parce que, d’après lui:
« On ne peut pas vendre du clairin à cause de l’éthanol. L’éthanol gagne la grande part
du marché. » Photo: Jude Stanley Roy
Le gallon de « faux clairin » se vendait alors de 20 à 25 gourdes, tandis qu’un gallon de vrai clairin se vendait 50 gourdes.
Pourquoi l’éthanol étranger inondait-il soudainement le marché haïtien?
L’éthanol faisait partie de centaines d’aliments et breuvages produits à l’étranger qui inondèrent tout à coup le pays dès 1995, grâce à un nouveau régime tarifaire.
Sous la pression de Washington, et dans le cadre d’une entente qui lui permettait de revenir en Haïti après le coup d’État de 1991-1994, le président Jean-Bertrand Aristide accepta de réduire les tarifs douaniers sur le sucre, l’éthanol et une foule d’autres produits étrangers. Les tarifs moyens se situent à 2,9 pour cent, selon une étude de Christian Aid datée de 2006. [Voir le tableau suivant.]
Evolution de tarifs sur quelques denrées
|
Avant 1995 |
2010 (janvier) |
Riz |
50 % |
3 % |
Maïs |
50 % |
15 % |
Fèves |
50 % |
3.5 % |
Farine de blé |
50 % |
3.5 % |
Source: USAID, 2010
En 1996, lors d’une conférence de presse, le ministre du Commerce, Fresnel Germain, défendait ces tarifs réduits, affirmant que son gouvernement (René Préval était alors président) était « en faveur de la modernisation et de la libre concurrence ».
Selon M. Germain, en 1995, le tarif sur l’alcool non dénaturé est passé de 20 à cinq pour cent, alors qu’il a été entièrement éliminé sur l’alcool dénaturé.
L’alcool non dénaturé est de l’« alcool pur », de l’éthanol, et est comestible, tandis que l’alcool dénaturé est de l’éthanol qu’on coupe avec des additifs – comme de l’huile minérale ou du méthanol (alcool de bois) – pour le rendre non comestible, et parfois hautement toxique.
Quand Fresnel Germain a examiné le dossier du clairin frelaté, il a découvert que les principaux importateurs d’alcool semblaient insatisfaits de verser le cinq pour cent au gouvernement. Ils se sont donc mis à faire passer tout leur alcool importé pour de l’alcool « dénaturé ».
Le ministre s’est dit surpris de cette manœuvre illégale évidente.
« Tous ceux qui importent de l’alcool pourraient dire que c’est de l’‘alcool dénaturé’ pour éviter de payer des taxes! », expliquait M. Germain, dans une conférence de presse du 11 octobre 1996 citée dans Haïti Info. Mais il affirmait également que son ministère était à peu près impuissant, car il n’avait pas « de structure ou de laboratoire pour analyser les produits d’importation ».
Voyant que leur gouvernement n’allait rien faire, les planteurs et distillateurs ont décidé de prendre les choses en main.
« On a assisté à une grande mobilisation, car l’éthanol n’était pas seulement nocif pour la santé! Il détruisait les industries de la canne et du clairin », se souvient Mme. Montas. « Les cultivateurs arrivaient d’autres régions d’Haïti pour bloquer la route. »
Un camion de canne à sucre passe devant un magazine qui vend du clairin
« ce c’est qu’il faut ». Photo: Jude Stanley Roy
Mais les importateurs ont réagi. La même semaine, un « agronome » anonyme fit passer une annonce pleine page (165 $US à l’époque) dans le quotidien Le Nouvelliste, pour vanter les vertus de « l'alcool alimentaire », qu’il disait plus sécuritaire que l’alcool des distilleries locales, qui, selon l’« agronome » anonyme, pouvaient causer des « lésions nerveuses » et « diverses formes de paralysie ».
(Cependant, ces troubles sont causés par le méthanol et l’alcool dénaturé, et non pas par l’éthanol pur ou le clairin.)
« Les plus récentes lois votées au parlement en faveur de la modernisation sont un bon exemple des nouvelles orientations du gouvernement vers une libre concurrence », concluait-on positivement dans cette annonce pleine page.
À l’époque, chacun semblait savoir qui étaient ces importateurs.
Edner Désir, du Mouvement des cultivateurs et distillateurs de Léogâne révélait à Haïti Info le nom des deux principaux importateurs : Fritz Mevs et le Dr. Réginald Boulos. Mme. Montas se souvient que les nouvelles à la radio avaient aussi divulgué ces noms.
« On a révélé leurs noms », Mme. Montas affirma. « Mais il ne s’est jamais rien passé. Pas au niveau du ministère du Commerce ni au ministère de la Justice. »
Aujourd’hui, il y a trois ou quatre importateurs d’éthanol, et les importations sont censées être inscrites auprès du ministère du Commerce, soi-disant pour assurer que l'éthanol importé n'entre pas en concurrence avec le clairin. Or, il semble y avoir très peu de contrôle. L’éthanol importé, comme le méthanol, continue de miner l’industrie locale de la canne et du clairin. Plusieurs agriculteurs ont opté pour le plantain ou ont laissé leur terre en jachère, et quelques distilleries ont fermé leurs portes.
Bidons de clairin non vendus empilés derrière la maison de Gérald Dorcéan.
Photo: Jude Stanley Roy
En janvier dernier, les résidants de Léogâne s’en sont pris à une cargaison d’éthanol et ont mis le feu à des barils. Dans les réunions, sur les ondes et dans les journaux, les distillateurs, les producteurs de canne et les fonctionnaires locaux ont fait pression pour mettre un terme à l’importation massive d’éthanol dominicain et brésilien.
Un parmi le peu des champs de canne à sucre restant à Léogâne. Photo: Jude Stanley Roy
« On ne peut pas se permettre de saper les efforts de Léogâne dans la production de canne et de clairin, qui représente l'épine dorsale de toute la commune », déclarait le maire adjoint de Léogâne, Wilson St Juste, au Nouvelliste le 19 janvier.
La réaction du gouvernement ? Tenir une conférence de presse pour déclarer que « l’éthanol » ne posait pas de danger pour la santé humaine, sans noter qu’il existe deux types d’éthanol, le dénaturé et le non dénaturé.
De plus, la ministre de la Santé, le docteur Florence D. Guillaume, a affirmé qu’une « commission interministérielle » avait été mise sur pied pour examiner les ravages de l’éthanol étranger sur la production locale.
Le sénateur Wesner Polycarpe a avancé une solution qui viserait à « encadrer surtout les agriculteurs dans plusieurs domaines. »
Mais l'« encadrement » fera-t-il augmenter les tarifs ou cesser les importations?
Et que peut-on attendre d’une énième « commission »?
Est-ce que les grands d’Haïti accepteront soudainement de renoncer à leurs énormes profits et de mettre un terme à leurs importations?
Pourquoi les autorités gouvernementales ne reconnaissent-ils pas que l'une des causes principales des décès dûs au « faux clairin » et autant d’autres tragédies et crimes est la conséquence de leur fanatisme aveugle pour les politiques néolibérales sauvages ?
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