Quel est le plan pour Haïti?
4ème de 7 articles
« Haïti mise sur l’industrie du vêtement pour se rétablir » – Wall Street Journal, 14 mai 2010
« Les zones franches devraient être le fer de lance de la reconstruction » – Jean-Alix Hecdivert, directeur général de la Direction des Zones Franches (DZF).
Depuis quarante ans, les autorités haïtiennes et leurs alliés ont misé, en partie, sur les zones franches (ZF) et les emplois dans l’assemblage. [Voir aussi Pourquoi Haïti est si « attrayante »? – Article #3]
Plus récemment, le gouvernement haïtien et ses alliés ont nuancé leur approche. Le rapport 2010 de la Commission présidentielle sur la compétitivité, Vision partagée pour une Haïti inclusive et prospère présentait les textiles comme l’un des cinq secteurs prioritaires. (Les quatre autres sont l’élevage du bétail, le tourisme, les fruits et tubercules, et la construction.)
Mais après le séisme et l’arrivée de la loi américaine HELP, qui étendait la portée de la Loi HOPE II, les yeux se sont tournés vers les ZF et le secteur de l’assemblage. M. Hecdivert apprenait à AKJ que la DZF avait reçu de nombreuses demandes de nouvelles autorisations.
« Nous travaillons sur tous ces projets parce que nous nous concentrons sur l’objectif de créer le plus d’emplois possibles en moins de temps possible », ajoutait-il.
Faisant écho à M. Hecdivert, une figure clé de la nouvelle administration a affirmé que le gouvernement tablait principalement sur « un apport massif de capitaux étrangers ». Dans un article publié le 12 septembre dans Le Nouvelliste, Laurent Lamothe, chef du nouveau Conseil pour le développement économique et les investissements, soutient que « le plus grand besoin de la population haïtienne n’est rien d’autre que la création d’emplois ».
Carte montrant l'emplacement approximative des ZF ou parcs industriels
actuels ou planifiés. AKJ
D’après une entrevue d’AKJ avec la DZF et des preuves tirées de douzaines de documents et rapports, il y a plus d’une demi-douzaine de nouvelles ZF et autres projets industriels en préparation. On parle notamment de ZF, d’industries libre-échange (essentiellement des ZF de la taille d’un édifice) et de « zones économiques spéciales », qui sont comme des ZF étendues accueillant aussi des entreprises non ZF. L’un des plus grands projets est le Parc industriel de la Région du Nord [voir aussi Le Cas de Caracol – Article #6]. Un autre grand projet, dont on ne sait pas grand chose, c’est la combinaison géante de FZ et d’autres initiatives, que des journalistes ont baptisées « Pole Nord ».
Malgré ses nombreuses demandes aux dirigeants de la DZF, Ayiti Kale Je (AKJ) n’a pu obtenir de documentation officielle sur tous ces projets, ni de carte des ZF approuvées. Voici une liste incomplète des ZF existantes ou potentielles et les projets qui leur sont reliés.
Nom |
Où? |
Qui? |
Qui est Investisseur et quel type d’investissement? |
Nombre d'emplois que le projet est censé créer |
Parc industriel SONAPI (expansion) |
Port-au-Prince |
(Parc industriel gouvernemental) |
Gouvernement – prêt de 3,5 M$ Gouvernement – subvention de 400 000$ |
1200 à 2000 |
CODEVI (expansion) |
Ouanaminthe |
Grupo M |
Banque Mondiale et Fond de Développement Économique Soros (FDES) – prêt de 6 M$ Citi – subvention de 250 000 $ |
1400 |
West Indies Free Trade Zone |
Nord de Port-au-Prince (fait partie du « Pole Nord ») |
WIN Group (famille Mevs) |
Fond de Développement Économique Soros (FDES) – prêt de 45 M$ |
25 000 |
RHEA |
Croix des Bouquets |
Signa S.A. |
? |
? |
Industrial Revolution II |
Croix des Bouquets |
Richard Coles of Multiwear S.A. |
7,5 M$, avec 3 M$ de la BID |
? |
? |
Corail-Cesselesse (fait partie du « Pole Nord ») |
NABATEC - Gérald-Emile Brun, Directeur |
Firme coréenne non nommée |
? |
HINSA |
Drouillard (Port-au-Prince) |
Investissement Hispaniola S.A. (d’Adesky) |
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? |
PIRN |
Caracol |
Gouvernements haïtien et américain, Sae-A |
Subvention - 120 M$US Banque Inter-américaine de Développement (BID) – subvention de 55 M$ Sae-A – 78 M$ |
20 000 (davantage sont promis) |
Quisqueya |
Sartre |
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? |
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? |
Les Cayes |
? |
? |
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Nouveau Quisqueya |
Port à l'Ecu |
Société Générale de Développement S.A. (SOGEDEV) |
(installations touristiques et ZF planifiée d’après la DZF) |
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? |
Fort Liberté |
? |
? |
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? |
Ganthier (fait partie du « Pole Nord ») |
? |
? |
|
Charité ou profit?
Les termes utilisés dans les communiqués de presse et les sites Web annonçant des millions en prêts et subventions pour l’expansion du secteur textile, renforcent constamment l’idée que la relocalisation de manufactures en Haïti relève presque de la charité.
La Commission intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) insère le projet du PIRN dans le secteur « Création d’emplois », le faisant apparaître comme un service social. Le groupe d’investissement du milliardaire George Soros a clamé qu’il allait « améliorer les conditions de vie de 300 000 résidants » en investissant 45 M$ dans la « West Indies Free Trade Zone » de la famille Mevs. Un communiqué de presse de Citi sur son financement de 250 000 $ à CODEVI se félicitait de « créer 1400 nouveaux emplois à temps plein en Haïti pour les 12 prochains mois ».
Mais lorsqu’on prend conscience du pouvoir d’achat associé au salaire d’un travailleur du textile haïtien, le mythe voulant que ces emplois contribuent à améliorer leurs « conditions de vie » s’évanouit. [Voir Salaires dans la « nouvelle » Haïti - Article #1] De toute façon, un investissement reste un investissement – le but est de faire du profit. C’est pourquoi les financiers comme Soros et les géants du textile coréen comme Sae-A sont en Haïti et non en Alabama ou en France.
Les emplois « créés » en Haïti sont très probablement des emplois qui existaient déjà dans d’autres pays avant de déménager dans le pays des plus bas salaires de l’hémisphère. Les travailleurs haïtiens en remplacent probablement d’autres mieux payés et permettent à des marques comme GAP, Banana Republic, Gildain et Levis, de faire des profits encore plus grands, en fermant des manufactures dans des pays où les salaires et les conditions de travail sont meilleurs.
Un simple coup d’œil de l’autre côté de la frontière est éloquent. Entre 2004 et 2008, alors que les salaires montaient de façon minime et que les ententes commerciales préférentielles venaient à terme, la République Dominicaine perdait 82 000 emplois manufacturiers. [Pour plus d’information, voir Anti-syndicalisme, pro-« course vers le bas », Article #2, et Pourquoi Haïti est si « attrayante »?, Article #3]
Selon le Bureau of Labor Statistics (Office des statistiques sur le travail) aux États-Unis, pendant à peu près la même période (2004-2009), plus de 260 000 travailleurs du textile ont perdu leur emploi. Les opérateurs de machines à coudre américains – les moins formés du secteur du textile – gagnaient environ 9,50 $ de l’heure en 2008 (les données disponibles les plus récentes). En Haïti, ils gagnent environ 5,90 $ par jour.
Les manufacturiers ne sous-traitent pas à l’étranger pour « relancer » une industrie ou pour « améliorer les conditions de vie. » Ils le font pour faire des profits. Comme la compagnie canadienne Gildan Activewear a dit dans un article récent, les bénéfices offerts sont « trop bons pour être ignorés ».
Selon une étude commandée en 2009 par le gouvernement haïtien et payée par la Banque Mondiale, il semble que les manufacturiers haïtiens font des bénéfices, aussi. A l’époque, ils ont perçu entre 8 et 67 centimes américains de profit par pièce, et les ouvriers produisaient jusqu’à 1,7 million de pièces par mois.
Analyse des coûts de production au niveau de l’usine. Bringing HOPE to Haiti's Apparel Industry
Pas que du négatif
L’industrialisation comporte certains avantages. On forme des travailleurs haïtiens, on construit des parcs industriels et on assiste à un certain transfert technologique. L’électricité, l’eau et d’autres infrastructures s’améliorent généralement dans les régions des ZF. Mais l’industrie est volatile et une usine d’assemblage peut fermer et décider de partir à tout moment.
C’est pour ces raisons, entre autres, que l’économiste haïtien Camille Chalmers croit que l’approche actuelle – la promotion d’Haïti par la politique des bas salaires – est une « grave erreur ».
« Fonder le développement du pays sur la production à la chaine est une grave erreur, ça nous mènera à un gouffre, à la dépendance. Nous en avons déjà fait l’expérience, nous connaissons les résultats », a-t-il expliqué à AKJ.
Si Chalmers admet que les régions où sont établies les ZF ont de meilleures infrastructures que dans le reste du pays et que les travailleurs utilisent leurs maigres salaires pour acheter de la nourriture, leur effet global est minime et ne contribue pas à la croissance des forces productives du pays.
« Ce secteur est pratiquement coupé du reste du pays. Vous avez des manufactures et des salaires, et tout le reste est importé », a-t-il ajouté.
« C’est complètement insensé et ça n’aidera pas le pays à se relever de sa crise économique, concluait-il, les gens doivent comprendre ce qu’est une ZF et ce qui s’est passé au Honduras, pour ne pas faire l’erreur de croire que ces choses vont nous « sauver" ».
Les autres pays y ont-ils trouvé leur compte?
Voir Tremplin ou cul-de-sac? – Article #5
Pour en apprendre plus sur le PIRN, voir Le cas de Caracol – Article #6